- La première chose que n’importe qui doit savoir sur moi, et la plus importante, c’est que je suis sourde. Forcément, ça change énormément ma façon de voir le monde, de communiquer avec les autres, de vivre. Il y a un paquet de choses que je ne peux pas faire. D’autres qui sont juste plus difficiles. Et je ne peux même pas compter sur ma mémoire pour me rappeler de quel son est censé faire telle chose parce qu’aussi loin que je m’en souvienne j’ai toujours été comme ça. D’un côté ce n’est pas si mal, parce que quelque chose qu’on a jamais connu ne peux pas nous manquer, mais de l’autre … j’ai l’impression de rater pas mal de choses. La musique, par exemple. Je sais ce que c’est, on m’en a parlé. Ça a l’air trop bien, mais impossible d’en faire l’expérience par moi-même. Je peux ressentir les vibrations, les rythmes mais ça reste difficile à concevoir pour moi. Ce serait comme essayer de décrire ce qu’est une couleur à un aveugle j’imagine. Mais à part ça, je suis comme tout le monde, ou presque.
- Je parle ! Pas mal de sourds sont également muets, de façon assez logique, mais ce n’est pas mon cas. Evidemment, ne vous attendez pas à de grands discours épiques de ma part, ni même à des phrases trop longues parce que ça me demande pas mal de concentration et si je perds le fil, je suis obligée de recommencer du début. Je ne peux non plus garantir que je prononce tout exactement comme ça devrait être prononcé mais … au moins j’essaye, c’est le plus important non ? Régulièrement, j’apprends de nouveaux mots. Je fais des listes. Je demande à quelqu’un de confiance de les lire lentement et distinctement, tout en les enregistrant, puis devant un miroir je les répète en essayant de faire correspondre ma prononciation à celle de la vidéo – même mouvement des lèvres, tout ça. C’est plus ou moins comme ça que j’ai appris à parler à la base, d’ailleurs. Pourquoi je m’inflige ça, vous me demandez ? Parce que je ne peux pas demander à tout le monde d’apprendre la langue des signes et puis parce que … je trouve ça marrant.
- Comment je fais pour communiquer avec les gens ? Je sais parler mais comme je ne peux pas entendre ce qu’on me dit en retour, bof. Alors le plus souvent j’écris. J’ai toujours un carnet et un stylo sur moi. J’écris ce que je veux dire, mon interlocuteur le lit, écrit en retour, simple, basique. Ça a des inconvénients bien sûr. Impossible de se parler de manière vraiment spontanée ; ça finit par devenir lourd aussi. A part ça il y a les messageries, sur téléphone ou ordinateur ; ça vous connaissez. Et bien sûr, la langue des signes. Mes parents l’ont appris en même temps que moi, ma meilleure amie et d’autres de mes proches connaissent quelques rudiments, mais je trouve ça dommage que ce ne soit pas plus démocratisé. Mais le pire, vous savez ce que c’est ? C’est que la langue des signes ne soit pas la même entre deux pays qui ont la même langue à la base. Sérieusement ? Il faut que j’apprenne deux langages différents ! Heureusement, il y a quelque chose que tout le monde peut comprendre : les gestes. Je crois que c’est ça que j’utilise le plus au final, dans certains contextes. Vous voyez ce que je veux dire … tout ce qui est privé, intime, on ne peut pas vraiment le dire en langue des signes.
- J’écris beaucoup, et pas seulement pour échanger avec les autres. J’écris pour me distraire, pour m’amuser, quand je me sens mal ou quand je ne suis pas d’humeur à me confier à quelqu’un. Je tiens un journal intime depuis pas mal d’années. Il y a sans aucun doute plein de choses compromettantes dedans alors j’y tiens beaucoup, absolument personne n’a droit ne serait-ce que de le tenir entre ses mains et je le cache pour être sûre que personne ne tombe dessus ! En-dehors de ça, j’écris des poèmes, des petites histoires que je ne termine jamais, parfois j’essaye d’écrire un roman mais soit je me décourage très vite, soit je trouve que c’est nul et j’abandonne. Pourtant j’ai plein d’idées, beaucoup de choses à dire, mais je sais pas, j’ai toujours l’impression que ça ne rend jamais aussi bien que dans ma tête, et ça me frustre. Je suis sûre qu’il y a plein de gens qui se reconnaissent là-dedans.
- Je sais lire sur les lèvres – c’est mon super-pouvoir de sourde ! Mais en réalité, ce n’est pas aussi facile ni aussi efficace que le laissent penser les films et tout ça. Il n’y a pas de secret, si la phrase est trop longue, si vous êtes trop loin, si je vous vois mal, je ne vais pas tout comprendre. Sans compter que c’est assez fatiguant mentalement, ça demande pas mal de concentration pour peu de résultat le plus souvent – mais ça reste quand même utile ! Bizarrement, c’est quand beaucoup de monde cause en même temps, que ça fuse que c’est le plus utile. Parce que ça veut généralement dire qu’il y a du bruit, que tout le monde essaie de se faire entendre et donc ça ar-ti-cu-le mieux. Et comme le bruit ne peut pas me perturber, je peux me concentrer sur ce que ça dit. C’est en ça que c’est un super-pouvoir, même si ce sera jamais parfait. Autre utilité : me raconter un secret ou me dire des trucs discrètement. Si vous chuchotez ou même ne faites aucun son, personne ne pourra capter ce que vous dites. Concentrez-vous juste sur moi, essayez de ne pas vous sentir mal à l’aise lorsque je vous fixe, et ça passera bien !
- Je travaille dans la cuisine. Sitôt le lycée terminé, j’ai suivi une formation là-dedans, parce que c’était un domaine qui me plaisait et je ne me voyais pas continuer mes études. J’avais toujours préféré la pratique, le concret à la théorie et puis en tant que sourde, il y a certains métiers que je ne peux tout simplement pas faire. Mais il restait tout de même plein d’options pour quelqu’un comme moi. Le plus compliqué ce fut de trouver des patrons qui n’avaient pas peur de m’engager, des petits changements et aménagements qu’ils devaient faire. Pendant quelques années, je n’ai eu que de courts contrats à cause de ça. Ils avaient peur des accidents, que je ne puisse pas comprendre tous les ordres ; de ne pas savoir communiquer avec moi, ce qui constitue le plus grand obstacle dans ma vie de tous les jours. Heureusement, il y a bientôt trois ans, je suis tombée sur un patron qui a accepté de me donner ma chance. J’apprends beaucoup à ses côtés, avec les collègues aussi. Parfois je me dis que j’aimerais bien avoir mon propre restaurant un jour, quand je serai prête. Puis je me dis que c’est probablement une mauvaise idée et je n’y pense plus jusqu’à ce que l’idée me reprenne, et ainsi de suite …
- En-dehors du boulot, je fais pas mal de choses. Je vous ai déjà parlé de l’écriture, de la cuisine … un autre truc que j’aime beaucoup, c’est les jeux-vidéo. Je sais, rien de bien original, même si par la force des choses je ne vis peut-être pas ça de la même manière que vous. Non pas que cela fasse une très grande différence au final. Un jeu-vidéo sans le son, ça ne gâche pas tellement l’expérience. Je fais comme pour le porno en fait (oui, j’en regarde), je fais appel à mon imagination. Quel bruit est-on censé entendre lorsqu’on fait telle chose ? Quelle voix a ce type ? C’est presque un jeu en soi en fait, même si ce que j’imagine doit souvent être très différent de la réalité. Je joue à peu près à tout, tant que ça ne demande pas un gros investissement en termes de temps, parce que c’est la principale chose qui me manque. Et vous vous en doutez bien, pas de Guitar Hero ou de Let’s Sing pour moi. Alors que si ça se trouve, je chante super bien ? Impossible de le savoir. Un des plus grands regrets de ma vie ! (Non).
- Une autre de mes grandes passions, c’est le paintball. C’est ma meilleure amie, Barbara, qui m’a fait découvrir ça lorsqu’on avait quinze ans et ça m’a bien plu, alors j’ai continué. C’est assez physique, plus qu’on ne le pense parfois, on bouge beaucoup alors ça m’aide à rester en forme et ça me donne une motivation pour sortir de chez moi. Je joue toujours avec le même groupe, on est six en tout et on se réunit au moins une fois par semaine si on assez de temps libre. Malgré mon handicap, mes adversaires me ménagent pas, et ça me fait très plaisir. Je me sens intégrée, et ça rend la victoire tellement plus jouissive ! Parce que malgré l’expérience et les autres sens qui compensent, j’ai forcément un léger désavantage sur les autres. S’ils réussissent à se rapprocher suffisamment sans que je les repère, je suis foutue. Mais bonne chance pour ça !
- La pire chose que vous puissiez faire, c’est me prendre en pitié. Enfin … je sais que ça part d’une bonne intention, mais j’ai parfois l’impression que les gens s’excusent ou qu’ils me considèrent comme une petite chose fragile. Alors que … mon handicap n’est la faute de personne. Je n’en veux pas aux valides, je ne suis pas jalouse d’eux – si vous saviez combien de fois on me l’a demandé, ça ! Et même si je suis sans doute plus vulnérable que d’autres, je n’ai pas besoin qu’on me couve et qu’on me surprotège. Je suis indépendante maintenant, je vis seule, je travaille, j’ai une vie sociale … Pour autant, je n’hésite pas à le dire quand j’ai besoin d’aide, et j’apprécierai toujours quand on fait l’effort d’aller vers moi parce que je sais que ce n’est pas forcément facile, que ça peut-être intimidant en un sens.
- Parlons de l’avenir. Comment est-ce que je vois le mien ? Eh bien … j’espère avoir une vie aussi normale que possible. Avoir un mari, peut-être des enfants. Et en même temps ça me fait bizarre de voir mes propres amies se marier et faire des gamins, alors peut-être que ce n’est pas ce que je veux vraiment, moi ? Je ne sais pas … difficile à dire. En réalité, ça n’a jamais été mon truc, d’élaborer des projets sur le long terme. Je suis plutôt du style à faire ce qui me plaît comme je le sens et à voir plus tard ce que ça donne. J’ai des rêves malgré tout, parce qu’on ne sait jamais. Ouvrir mon propre restaurant comme je vous l’ai déjà dit, ou bien devenir auteure. Pourquoi pas après tout ? Si je le veux vraiment … Et pourquoi pas les deux, tant qu’à faire ! Ca ne coûte rien de rêver. En fait … c’est bateau comme tout, désolée, mais ce dont j’ai le plus envie c’est d’être heureuse. De l’être vraiment, je veux dire, d’avoir la sensation que j’ai réussi ma vie. A moi de découvrir comment je peux l’atteindre, cette sensation, n’est-ce pas ?