fatality → billy

Avant de quitter définitivement le pays des kangourous pour celui des kiwis, Cleo voulait savoir à quoi sa vie allait ressembler, histoire d’être sûre qu’elle n’était pas en train de commettre une énorme bourde. C’est que ça en faisait des changements ; situation financière, géographique et relationnelle, paysage… au final, la seule chose qui ne changeait pas, c’était celle qu’elle souhaitait le plus voir changer, celle-là même pour laquelle elle en était là : son travail. Mais il y avait du mieux et elle s’en contenterait. Pour l’instant en tout cas. Ce n’était pas comme si elle avait le choix, de toute manière. Tout ça pour dire que c’est tout naturellement qu’elle avait mis ses dernières économies dans le billet d’avion et l’argent de poche qu’elle prenait avec elle, au cas où. Et c’est donc ainsi qu’on débarque à Wellington, les mains dans les poches pour venir faire du repérage. Seth, qu’elle venait à peine de rencontrer, lui avait fait part d’un de ses rêves : vivre à la campagne avec des tas d’animaux et tout ce qui s’ensuit. Et okay, après tout, pourquoi pas ? Mais la rouquine n’avait pas quitté Canberra depuis vingt ans alors okay mais on y va en douceur. Et en douceur, c’est Wellington. Ou plus précisément Island Bay.

Il faisait chaud ce jour-là mais pas aussi étouffant qu’à Canberra et la brise maritime rendait tous ces déplacements en taxi un peu plus supportable. Elle avait commencé par l’agent immobilier, un gars qui s’appelait James Quelquechose et qui lui avait fait le tour de la ville. Elle avait pris des notes et des photos pour montrer à Seth quand elle rentrerait. C’est vrai qu’il n’avait pas pu venir mais il allait venir vivre ici lui aussi et, bien qu’il ait l’air d’être quelqu’un de très accommodant, elle préférait avoir son avis avant de prendre une quelconque décision. Puis elle avait fait la connaissance de Barney Gable, un pauvre type réalisateur avec qui elle allait travailler. Cleo s’efforça de ne pas laisser transparaître son dégoût mais comme toujours, il était présent, c’est le métier qui faisait ça. Et bientôt, la journée avait filé qu’elle n’en avait rien vu. Ou plutôt si, elle en avait vu beaucoup mais elle avait surtout hâte de rencontrer Billy. Parce que mine de rien, ça faisait un sacré bail qu’ils se connaissaient en ligne, il leur était déjà arrivé de passer des nuits entières à jouer en coop sur pas mal de jeux. Parfois à n’échanger que quelques mots leur permettant d’élaborer des plans qui les mèneraient à la victoire – ou pas -, et d’autres fois à se raconter leur journée ou à parler de la pluie et du beau temps. C’est tellement plus simple quand on n’a pas la personne en face.

Mais là, c’était l’occasion de le rencontrer physiquement ; depuis peu, Billy habitait Island Bay. Comme tout le monde, semblait-il, la Nouvelle-Zélande avait l’air d’être l’endroit à la mode. Ils s’étaient donc donné rendez-vous dans un bar du centre-ville. Cleo avait donné les coordonnées au chauffeur de taxi et s’était laissée conduire. Pour s’apercevoir que le bar en question était… assez vide pour un vendredi soir et en comparaison des autres bars de la ville qu’elle avait vu défiler. Comment ça se faisait ? Y avait un match de rugby et ce bar était le seul à ne pas le retransmettre ? L’écossais haussa les épaules, sortit du taxi et se dirigea vers l’entrée. De toute façon, elle n’aimait pas les bars bondés, ça lui faisait autant de chances de plus de se faire draguer lourdement et de passer une mauvaise soirée. Puis elle faisait confiance à Billy. Fallait bien, jouer en coop c’était un peu comme d’aller à la guerre ; si tu peux pas faire confiance à ton binôme, alors tu meurs.

Ce qui était bien, c’est qu’il ne lui fallut pas longtemps pour trouver Billy, accoudé au bar. Cleo alla droit à sa rencontre et s’annonça d’un :

« Salut jeune homme ! On se rencontre enfin. »

En véritable gentleman, Billy se leva pour la saluer et c’était tellement inhabituel qu’elle bugua environ un quart de seconde, jusqu’à ce qu’il lui annonce que la zone était sécurisée. Ce qui la fit rire. En effet, elle voyait ça ; ce n’était pas comme s’il n’y avait qu’eux, le barman et un jukebox – l’essentiel, en somme – mais pas loin. La jeune femme hocha la tête en souriant et prit place sur le tabouret que Billy venait de lui désigner. La meilleure place, selon lui, rien que pour elle, c’était trop d’honneur.

« C’est bien urbain de votre part, milord. »

Cleo s’apprête alors à passer commande, un rien assoiffée à cause de la chaleur, et à faire les yeux doux au barman pour qu’il la laisse fumer à l’intérieur vu qu’il n’y a pas grand-monde, quand Billy lui pose alors une question qui l’aurait sans doute carrément déroutée si elle était venue de quelqu’un d’autre. Il est vrai que les gens normaux s’enlacent parfois dans ce genre d’occasions. Ce sont des choses qui se font et la rouquine n’est pas sans le savoir, c’est juste qu’elle n’est pas vraiment coutumière des démonstrations d’affection débordantes. Mais il faut bien marquer le coup et puis il s’agit d’un de ses binômes préférés alors elle ricane.

« J’crois que sauver la galaxie, ça mérite bien une étreinte, oui. »

Elle pose son sac sur le comptoir, se remet debout et le serre, de cette façon toute particulière et pas mal maladroite mais pas dénuée de chaleur pour autant qui est la sienne, contre elle. Peut-être qu’un jour, très certainement dans un milliard d’années environ, ça serait un geste qui lui viendrait naturellement, voire même spontanément, mais en attendant, ça faisait trente ans qu’elle s’en sortait pas trop mal ainsi.

Puis elle se rassit, fouilla son sac à la recherche de son paquet de cigarettes qu’elle agita ensuite sous le nez du barman qui sembla hésiter avant de finir par hausser les épaules. Bonne nouvelle : les gens sont cool en Nouvelle-Zélande.

« Super sympa, j’espère qu’ils sont tous comme ça. Qu’est-ce que tu prends ? »

A en juger par l’absence de verre à la place qu’occupe Billy, l’écossaise comprend que ça ne fait pas bien longtemps qu’il l’attend. Parfait, au moins ça lui évite de passer pour une diva. Bien sûr, ça fait longtemps qu’ils se connaissent tous les deux et ils ne sont clairement plus au stade des premières impressions où il faut pratiquement marcher sur des œufs pour ne pas risquer de déplaire à l’autre mais quand même… ça met un peu la pression de se voir en vrai pour la première fois. Foutue asociabilité. Bref, ce n’était pas non plus comme s’ils étaient à court de sujets de conversation. Au contraire, ils devaient même avoir plein de choses à se raconter. A commencer par la plus importante pour Cleo, sûrement, à savoir : comment c’est la vie chez les kiwis ? Car qui mieux que quelqu’un venant d’emménager pouvait la renseigner là-dessus ? La réponse était très simple : personne. D’un mouvement de poignet habitué, elle alluma sa clope et souffla la fumée en direction du plafond après avoir tiré une taffe et avant de se lancer.

« Alors, raconte-moi tout. Tu te plais, ici ? C’est pas un peu babacool sur les bords ? »

Elle ignorait pourquoi elle avait cette image en tête mais elle n’aurait pas pu mieux la définir et ça ne lui déplaisait pas. Un peu de calme ne pouvait faire de tort à personne, surtout pas à elle.

Cleo se rappelait très bien la fois où Billy lui avait appris qu’il divorçait et qu’il mettait le cap sur la Nouvelle-Zélande, en même temps ça remontait à pas si longtemps que ça, donc forcément… toujours est-il qu’elle s’en souvenait surtout parce qu’elle n’est pas vraiment sensible aux peines de cœur. C’est qu’elle ne croit pas à l’amour, n’y a jamais cru et n’y croira sans doute jamais. Ou plutôt, elle n’y croit pas au sens où on l’entend ; le coup de foudre, les « je pourrais mourir pour toi » alors qu’on se connaît depuis trois semaines et tout ce qui s’ensuit, non, ce n’est définitivement pas pour elle et selon les statistiques, ça se termine la plupart du temps par une rupture, la preuve. En revanche, ce en quoi elle croit davantage, c’est à l’attachement entre deux personnes sur le long terme. Mais tout le monde est bien trop pressé de nos jours, alors elle préfère ne même pas évoquer le sujet. Et pourtant, elle avait tout de suite compris que ça lui tenait à cœur alors elle s’était montrée aussi à l’écoute que possible. Et surtout de ne pas juger. C’était toujours le plus difficile pour elle.

Mais la déprime avait peu à peu laissé place à l’euphorie d’une prochaine rencontre. A l’euphorie et à la panique aussi, du côté écossais de cette conversation. Elle avait beau beaucoup apprécier son partenaire de jeux, ça ne changeait rien au fait que connaître des gens en ligne, c’est cool, alors qu’en vrai, c’est toujours aussi stressant. Le point positif c’était que Cleo savait se faire violence lorsque la situation l’exigeait. Comme c’était le cas actuellement. Puis elle savait que d’ici quelques minutes et quelques verres, elle serait bien plus relax. Mais pas trop non plus, il fallait trouver le juste milieu. Et puis en fait, elle se rend compte que c’est elle qui a foutu les pieds dans le pat et créé le malaise avec ses questions débiles. Bien joué, Cleo. Evidemment que ça doit pas être simple de tout plaquer du jour au lendemain et partir reconstruire sa vie ailleurs. Enfin, elle le suppose, en tout cas et se contente de hocher la tête en rythme avec les paroles de Billy. Autant ne pas s’étaler sur le sujet, donc. Message reçu. Puis c’était vrai, mieux valait trinquer à cette rencontre que de plomber l’ambiance avec des questions cons.

La rouquine ne peut s’empêcher de lever les yeux au ciel et de faire la grimace en entendant parler de ce record de tirs en pleine tête.

« Ouais, ouais, ouais, mais c’est beaucoup plus facile quand on se sert de l’aide à la visée, aussi. »

Mauvaise foi bonjour. Puis le barman revient vers eux et Billy se sent obligé de vanter ses exploits sur GTA. Pas peu fière, l’écossaise acquiesce d’un air très sérieux. Et le barman les croit assez idiots pour ne pas parler d’un jeu vidéo puisque Billy est obligé de préciser. Quel nul. Mais un nul sympa quand même puisqu’il dépose un cendrier sur le comptoir.

« On peut avoir des cacahuètes ? Merci. »

Autant en profiter. Bière et rhum glissent alors devant elle comme par magie mais en fait non et elle se saisit également de son verre de rhum pour trinquer. Il n’a pas tort, à en croire les films, la trentaine c’est l’éclate alors Cleo voulait y croire. Même si les films l’avaient déçue pas mal de fois… Bref, la rouquine repose le verre et prend une poignée de cacahuètes avant de chercher ce qu’il y avait de neuf de son côté. Mais c’était bien sûr.

« Je me marie la semaine prochaine. Et j’suis plein dans les cartons pour le déménagement, mon appart’ ressemble à rien. Encore moins que d’habitude, j’veux dire. »

Elle – elle – se mariait dans une semaine, ça faisait encore bizarre à dire et pourtant, ça faisait quelques semaines qu’elle répétait tous les jours devant le miroir pour que ça soit crédible. Depuis qu’elle avait pris la décision de sauter le pas et de passer une petite annonce pour se trouver un mari. Au point que même si ça lui faisait encore bizarre à elle, ça passait crème auprès des autres et c’était bien tout ce qui comptait.

Il est vrai que Cleo s’était faite plutôt discrète au sujet de cette histoire de mariage. C’était quand même, d’abord et avant tout, une question d’héritage et quelque chose lui disait que si ça s’était trop ébruité, ça n’aurait pas paru naturel et il fallait impérativement que ça paraisse naturel. Comme si se marier plus vite que la lumière avec un parfait inconnu était quelque chose de naturel. Franchement, qui fait ça à part Britney Spears ? Ce qui fait qu’elle n’en avait parlé à personne d’autre qu’au principal intéressé et à sa mère adoptive. Jennie était loin d’être parfaite mais elle méritait au moins d’être dans la confidence. Ce qui signifie aussi qu’elle n’en avait pas parlé à Billy. Et elle était à cent lieues de s’imaginer qu’il aurait pareille réaction. Il était pratiquement en train de s’étrangler sous ses yeux écarquillés. Bon okay, c’est un peu exagéré, il a juste avalé de travers mais la rouquine lui tapote légèrement le dos, vieux réflexe venu d’on ne sait où mais qui perdure grâce au mimétisme, peut-être. Ou pas, en réalité, elle n’en avait pas la moindre foutue idée mais ce qu’elle savait, c’est que c’était un peu efficace dans ce cas précis et ça suffisait bien.

Il lui faut quelques secondes pour se remettre complètement puis il lui demande si elle ne croyait pas que ça pourrait l’intéresser de le savoir. Et en fait, non. Pour tout dire, elle n’a pas pensé une seule seconde que ça pourrait l’intéresser. Déjà parce que ça n’a rien de particulièrement intéressant en soi, ensuite parce qu’elle parlait peu de ses relations pseudo-amoureuses. Enfin, il faudrait déjà qu’il y en ait pour en parler, c’était sa politique. Mais quand bien même, l’écossaise était pratiquement certaine qu’elle ne serait pas du genre à étaler ça partout. En revanche, elle peut comprendre sa confusion ; ce n’est que maintenant qu’elle réalise que c’est le genre qui se dit entre amis. Et tout ce qu’elle trouve à répondre à ça, c’est :

« Oh tu sais, tout s’est enchaîné très vite. »

Généralement, les gens aimaient bien et voulaient absurdement croire aux histoires de coup de foudre, pour une raison qui lui avait toujours échappé. C’était peut-être comme de croire en tel ou tel Dieu, ça redonnait espoir ? Quoi qu’il en soit, autant miser sur cette technique. Même si ça revient à mentir à Billy et qu’elle n’aime pas trop ça. Cleo a déjà peu d’amis sur lesquels elle peut compter alors ça l’embête toujours de ne pas pouvoir être honnête avec l’un d’entre eux. Alors elle se dit que c’est la seule chose à faire, que c’est pour la bonne cause, en quelque sorte. Soit, il déclare alors qu’il faut fêter ça et elle pense « tu parles » mais se retient de le dire et sourit à la place ; ce n’était pas vraiment son mariage qu’ils fêtaient mais plutôt leur rencontre, ça semblait plus correct.

La jeune femme écrase sa cigarette dans le cendrier et reprend une gorgée de rhum. Sans vouloir aller jusqu’à dire qu’elle a une bonne descente, il est clair qu’elle tient bien mieux l’alcool que Billy et, l’espace d’un très court instant, elle se demande si c’est une bonne idée. Ce qui lui passe vite parce que c’est sûrement se montrer trop responsable à son goût. Billy, en jeune homme bien élevé qu’il est, lui propose alors son aide pour le déménagement. Elle se débrouillerait, ce n’était pas pour trois ou quatre cartons., mais ce qui pousse Cleo à sourire sincèrement c’est la suite ; bien évidemment qu’elle savait qu’il était là pour elle. D’aussi loin qu’elle se souvienne, il en avait toujours été ainsi et vice versa, même si là tout de suite, les mots restent coincés dans sa gorge. Billy doit bien s’en apercevoir puisqu’il se met ensuite à lui parler d’elle en train de s’époumoner sur l’une des chansons Disney les plus agaçantes au monde lors d’un appel vidéo et sa propre stupidité la fait bien rire.

« Ouais, je me souviens de ça. Je devais pas être dans mon état normal, ce soir-là. »

C’était évident, sinon elle aurait choisi une meilleure chanson et un meilleur Disney. Bref, down to memory lane, merci Billy. C’est vrai que ça faisait un bail qu’ils se connaissaient maintenant, et elle avait effectivement participé de très loin aux différentes étapes de la vie de Billy qu’il venait de citer, alors que de son côté… hé bien, étant un peu plus âgée, elle avait déjà commencé à bosser à l’époque, avait déjà son studio minable et… sa situation n’avait pas vraiment évoluée de puis ça. Déprimant. Mais c’était aussi pour ça qu’elle était là : pour changer de vie du tout au tout.

« Arrête, j’ai l’impression de t’avoir vu grandir, quand tu dis ça, je me prends un de ces coups de vieux dans les dents. »

Puis elle secoue la tête en riant en entendant ce fantastique dicton tout juste invité.

« Si on le dit, vaut sans doute mieux ne pas trop se fier à l’homme en question. »

La vérité c’est que si n’importe qui d’autre – excepté Seth, peut-être – avait osé s’immiscer ainsi dans son espace personnel pour lui claquer la bise, Cleo s’en serait offusquée. Bon, après ça dépendait un peu des raisons aussi mais elle avait très clairement un problème de ce côté-là. Et elle savait pertinemment que le problème venait d’elle puisque, des gens qui faisaient ça de la façon la plus naturelle du monde, elle en voyait tous les jours. Que voulez-vous ? La vie est ainsi faite. Mais là, non seulement c’était Billy et pas un type lambda rencontré au petit bonheur la chance et c’était pour la féliciter, qui plus est alors elle se crispa un tout petit peu – réflexe – mais ne recula et ne broncha pas, se contentant de répondre d’un sourire radieux. Après quoi, il la laisse pour aller aux toilettes et la rouquine en profite pour se tourner vers le barman qui essuie des verres, exactement comme dans les westerns. Puisqu’elle n’avait pas eu de réponse concrète de la part de son ami – enfin si, mais un peu trop personnelle pour qu’elle soit d’une quelconque aide -, alors autant questionner quelqu’un du coin à coups de « ça fait longtemps que vous vivez ici ? » et autre « et c’est sympa comme coin ? », bref, un interrogatoire en bonne et due forme.

Et puis, pour une obscure raison, le gars doit penser qu’elle le drague ou quelque chose comme ça parce qu’il s’accoude au comptoir, juste en face d’elle et commence à lui raconter sa vie. Histoire de ne pas être impolie – ça serait con de se faire jeter du bar, quand même -, Cleo trempe les lèvres dans son verre de rhum et ponctue le monologue de quelques « hum, hum » peu convaincus de temps à autre. C’est alors que Billy vole à sa rescousse en sortant des toilettes d’abord et en lui proposant de jouer au billard, ensuite. En théorie, le billard c’est cool ; les queues, les boules, les trous, tant de jeux de mots si subtiles à faire que ses collègues ne pouvaient pas se retrouver dans un bar sans y jouer et rire comme des baleines alors que bon, c’est comme tout : ça lasse. En ce qui concernait la rouquine, la plupart du temps, elle ne faisait que regarder, mais là, en l’occurrence, ça lui permettait de fausser compagnie au barman alors :

« Allez, je suis partante. »

Cleo abandonna au barman le verre de rhum qu’elle avait fini entre-temps, attrapa sa bière et sauta du tabouret pour s’approcher de la table de billard. Puis elle se saisit d’une queue au hasard ainsi que du bleu pour imiter les pros.

« Vas-y, je te laisse casser. Ah, et je joue pas souvent alors tu seras gentil, hein ? »

Pas qu’elle soit mauvaise perdante mais un peu quand même. En revanche, ça manquait singulièrement de musique par ici, aussi, pendant que Billy installait tout le bazar et jouait le premier coup, la rouquine se tourna vers le jukebox, fouilla dans les poches de son jean à la recherche de monnaie et, dès qu’elle eut trouvé ce qu’elle cherchait, inséra les pièces dans la machine et appuya sur un bouton, encore une fois au hasard. C’était plus pour avoir un bruit de fond qu’autre chose.

L’erreur. Pourquoi avait-il fallu que cette phrase franchise ses lèvres ? C’était évident que Billy allait en profiter pour faire le cake puisqu’il avait enfin trouvé un domaine où elle admettait elle-même ne pas être pro, ce qui était loin d’arriver tous les jours. Mais Cleo garda son calme face à toutes ces provocations. Le fait est qu’elle est compétitrice mais seulement quand elle fait qu’elle peut gagner, ce qui clairement pas le cas ici donc autant rester zen. La jeune femme accuse donc le coup en pinçant les lèvres et attend sagement que ça passe. Mais c’est alors que Billy a une idée : le perdant aura droit à un gage. Sûrement une tentative pour qu’elle ne parte pas défaitiste mais elle se doute quand même qu’elle ne fait pas le poids face à un habitué. Et pourtant, elle ne dit pas non et tout le monde sait que qui ne dit mot consent.

Bref, pendant ce temps-là, Billy continue de frimer en cassant et en ne rentrant aucune boule, surtout, ce qui fait un peu jubiler Cleo, intérieurement. En revanche, la pique qui suit lui fait lever les yeux au ciel. Lui donner des cours… non mais, si une fois mariée, elle continue de traîner dans les bars alors qu’on la pende parce que ça voudra dire que toute cette entreprise n’aura strictement servi à rien. Parce que bon, en tant qu’ancienne danseuse, son truc à elle, c’est plutôt les boîtes de nuit et autres clubs où on peut danser et pas jouer au billard, quoi. Les bars c’est juste pour suivre le mouvement.

« Okay, okay, t’emballes pas trop vite non plus, on va d’abord voir si j’en ai besoin. »

Le billard, ç’avait l’air complexe : force de frappe, angle de tir et tout ce qui s’ensuit mais la rouquine n’avait aucune envie de se prendre la tête avec des calculs savants aussi préféra-t-elle y aller à l’instinct. Elle tourna une fois autour de la table avant de se placer du côté qui lui plaisait le plus visuellement et de se pencher pour frapper la boule blanche en veillant bien à ne pas la faire passer par-dessus la table, carrément, parce que c’est toujours ce qui était arrivé jusque-là. La blanche manqua la boule visée mais ricocha contre le rebord et en fit tomber deux autres, presque collées l’une à l’autre, dans un trou. Ça, l’écossaise ne s’y attendait pas et elle resta quelques secondes à papillonner des yeux avant de se dire que ça devait être ça qu’on appelait la chance des débutants. Puis elle gratifia Billy d’un sourire malicieux.

« Je me demande bien qui devrait prendre des cours de l’autre, finalement. »

Avant de reculer un peu parce que son ami était un mauvais perdant légendaire elle n’en connaissait pas de pire et pourtant, elle en avait croisé, des rageux, dans sa vie ; alors on ne sait jamais, des fois qu’il lui prendrait l’envie de se la jouer à la John McEnroe. Et puisque c'était encore à elle de jouer - du mojns, c'est ce qu'elle en conclut vu que Billy n'avait pas l'air de vouloir se bouger -, elle se positionna à l'autre bout de la table, tira et... manqua. La chance du débutant l'aurait-elle déjà quittée ?

Evidemment, il fallait qu’elle foire. Ce qui donnait à Billy ce sentiment de toute-puissance. Oh, elle ne lui en voulait pas, pas le moins du monde ; ce n’était pas comme si elle ne s’en doutait pas, après tout, c’était évident qu’il réagirait ainsi. Et ça l’amusait, même, bien qu’elle n’en laisse rien paraître. Ça l’amusait à peu près autant que sa façon de jouer en la regardant elle plutôt que de se concentrer sur la partie était fascinante. Comment faisait-il ça ? Il a installé des capteurs ou quelque chose comme ça juste avant qu’elle n’arrive, peut-être… Le plus dur fut de se retenir de rire devant cette ô combien fantastique danse de la victoire. Parce que la technique de Cleo, c’était toujours d’afficher sa plus parfaite pokerface ; elle avait remarqué que ça faisait rager les provocateurs et la rouquine aimait bien ça. Bref, elle hocha solennellement la tête suite à ces encouragements narquois et déclara :

« J’en suis pas encore au désespoir, c’est évident que je peux te battre. Si je le veux. »

Habile manœuvre sous-entendant qu’elle était peut-être en train de le laisser gagner. Il n’en était rien, bien entendu mais ça, elle était la seule à le savoir. C’était presque aussi malin que de tricher. Et en parlant de triche, Billy avait l’outrecuidance de l’accuser d’une éventuelle tricherie. Elle, la personne la plus fair-play qu’on puisse trouver sur Terre et… bon okay, elle y avait bien pensé mais à vaincre sans périls, on triomphe sans gloire, paraît-il. Et ça n’avait rien à voir avec la sacrosainte menace de Billy, du vent tout ça ! Il la lui sortait tellement souvent celle-là – la menace, donc – qu’elle n’y prêtait plus vraiment attention.

L’écossaise profita du fait que son ami aille repasser commande au bar pour se concentrer un peu. Peut-être que si elle continuait à jouer n’importe comment, elle finirait par gagner, ou peut-être pas. Et si elle trichait ? Il suffisait de faire mine de se pencher pour jouer, de pousser cette boule dans ce trou et le tour serait joué. Non, c’était trop bas, indigne d’elle. Parce qu’elle se trouvait dans cet état d’esprit, sinon la triche avait du bon, parfois. Mais elle n’était pas dans le mood. Puis surtout, même si elle pouvait se montrer mauvaise joueuse elle aussi, elle l’était quand même moins que Billy… Soit, elle capta alors son regard et leva une fois de plus les yeux au ciel.

« Dis donc, tu sais bien que je vais pas tricher, pas la peine de mater en scrèd. Ça me déconcentre ! »

Là-dessus elle releva le menton comme si elle était profondément vexée qu’il puisse croire une telle chose d’elle mais elle était tout sauf sérieuse, à l’évidence. En même temps, c’était un peu l’inconvénient de rencontrer en vrai quelqu’un que vous connaissez virtuellement depuis des années, qui lit pratiquement en vous comme dans un livre ouvert et qui connaît toutes vos tactiques ; c’est plus marrant puisque plus aucune desdites tactiques ne fonctionnent sur lui.
Pour en revenir à la partie, Cleo se décida enfin à jouer. N’importe comment, voilà, c’était le mot d’ordre, pas besoin de se casser la tête au moins et si elle perdait ce coup-ci, ça serait à charge de revanche. Il faut croire que c’était payant puisque, sans savoir comment, elle parvint à rentrer une boule de plus. Ce qui lui donnait donc le droit de rejouer. Et oh tiens, hop là, encore une. La tête de Billy valait de l’or, ça lui donnerait presque envie de danser, à elle aussi, mais pas question de crier victoire trop vite, elle avait bien appris sa leçon. Et de façon, la troisième fois, elle manqua.

Ah, ça commençait. Comment ça, ce n’était pas juste ? Bien sûr que si puisque Cleo ne faisait même pas exprès. Que voulez-vous, c’était soit le talent, soit un coup de pot. Plus probablement un coup de pot mais c’était quand même vraiment nul qu’il ne survienne que pour une partie de billard. C’est la vie. Elle ignora les commentaires mais s’intéressa à quel était son problème. Ah ben oui, ça, elle ne pouvait le contredire étant donné qu’elle jouait au hasard depuis le début et pourquoi changer de tactique puisque ça semblait lui réussir jusqu’à présent ? Mais il avait l’air tellement enthousiaste à l’idée de lui montrer comment faire qu’elle n’eut pas le cœur de le lui dire et le laissa faire sa démonstration. Sauf que la démonstration ne se passe pas exactement comme prévu puisque pile au moment où il allait jouer, un type alors derrière Billy, le frôlant de si près qu’il se prend un coup de coude en plein dans l’estomac. Quelle idée de passer si près, aussi. Toujours est-il que la situation est hilarante et que la rouquine éclate de rire tandis que son ami se confond en excuses.

« Ah ouais, t’es sûr que je dois vraiment faire ça ? Frapper quelqu’un ? » s’exclame-t-elle en tâchant de retrouver son souffle.

Puis elle alterne gorgée de rhum et de bière, façon Coyote Girls sauf qu’au lieu de recracher, elle avalait et c’était peut-être une très mauvaise idée mais elle n’allait tout de même pas commander un Canada Dry dans un bar, c’est le genre de trucs qui ne se fait pas. Oh bon, de toute façon, ce n’était pas elle qui conduisait puisque sa voiture était restée à Canberra. Bref, toujours est-il que suite à cette manœuvre un peu périlleuse, Billy avait quand même frappé une boule, en plus du gars. Pas assez fort pour que ça lui permette d’en faire rentrer une autre, juste assez pour la faire rouler sur un centimètre ou deux. Cleo s’y connaissait si peu en règles de billard qu’elle aurait tout à fait pu croire que ça ne comptait pas mais la réaction presque immédiate du jeune homme lui mit la puce à l’oreille et donc, tant pis pour lui.

Les lèvres de l’écossaise s’étirèrent en un sourire malicieux. C’est marrant, à chaque fois que quelqu’un disait « Cleo, non ! », tout ce que la rouquine entendait c’était « Cleo, oui ! ». Ça lui posait même parfois problème mais que voulez-vous, elle avait horreur qu’on lui dise quoi faire et s’amusait souvent à faire tout le contraire. Il se place alors bras croisés devant elle en se plaignant une fois de plus que ce n’est pas juste. Elle le contourne alors avec un petit air satisfait.

« La règle, c’est la règle, bien sûr que ça compte. »

Ça le fait rire et il se décide à la laisser jouer – ce qu’elle aurait de toute façon fait sans son accord, non mais… Enfin, la laisser jouer est un bien grand mot puisque, tandis qu’elle se met en place, Billy décide de ne pas être fair-play en la collant de beaucoup trop près. A un point que ça en devient presque troublant. Pas presque, c’est carrément troublant, en fait. Cleo se raidit, soupira et lui mit un gentil petit coup de coude – bien moins violent que celui de tout à l’heure, heureusement.

« Tu sais que ce que tu es en train de faire là, ça s’appelle de la triche ? C’est quand même un comble que t’aies osé m’accuser y a pas cinq minutes ! »

Elle pouffa mais se décala tout de même histoire d’être un peu plus libre de ses mouvements. Peine perdue ; il faut croire que Billy était parvenu à ses fins puisqu’elle joua mais ne fit tomber aucune boule.

« Et voilà, j’espère que t’es fier de toi. »

Ce n’était même pas une question parce que la réponse était évidente : oui, il l’était.