damn your love, damn your lies → bryan

La ponctualité. Militaire ou non, c’est quelque chose qu’Adam n’a jamais su acquérir. Depuis son plus jeune âge, son frère a toujours couvert ses arrières. En lui trouvant des excuses, toujours plus tordues les unes que les autres. Mais Bryan était un gamin brillant en qui on pouvait avoir confiance, alors Adam pouvait arriver avec tout le retard du monde, il était toujours excusé. Aujourd’hui, sans son frère et au nom de son frère, il doit apprendre à se débrouiller sans lui. Il a essayé toutes les techniques : partir à l’avance pour arriver à l’avance, mettre un réveil à l’heure où il doit partir pour être sûr et certain d’arriver à la bonne heure, il a même essayé de reculer sa montre de cinq minutes pour être toujours en avance sur les autres. Mais rien n’y fait, il a toujours ces légers retards, caractéristiques de l’homme qu’il était auparavant. Heureusement pour lui, il ne lui arrive pas souvent de prévoir des rendez-vous avec des personnes que Bryan fréquentait. Il a encore tout le temps qu’il lui faut pour faire des efforts sur ça et changer la donne, pour ne plus être un éternel retardataire. Aujourd’hui, il avait un rendez-vous dans les locaux de la radio du coin, pour parler de sa pâtisserie et espérer obtenir une publicité à un bon prix. Après avoir travaillé durant une bonne partie de la nuit à la production et après avoir vendu ses marchandises toute la matinée, il a fermé le magasin pour s’y rendre. Avec une escale imprévue chez Bryan, pour manger un morceau et se reposer « quelques minutes », ces quelques minutes se sont rapidement transformées en heures, affalé dans son canapé, le barbu a rattrapé toutes les heures de sommeil qu’il a perdu au courant de ces dernières semaines.

C’est au milieu de la nuit qu’Adam doit enfiler son tablier pour garantir de belles pâtisseries à ses clients, dès huit heures du matin. Il a pris la décision de rattraper son retard de la veille en rattrapant son rendez-vous au milieu de la nuit, avec l’équipe qui bosse dans ces mêmes locaux. Les émissions ne sont pas liées, mais il y a bien quelqu’un qui prend les mêmes décisions durant la nuit, non ? Il espère que sa publicité marchera et qu’il attirera du monde ; d’abord des clients et pourquoi pas du personnel, un vendeur ou une vendeuse, pour avoir enfin un peu de temps libre. Il attend patiemment à l’accueil que quelqu’un vienne s’occuper de lui et, rapidement, il voit une blonde qu’il connaît que trop bien. Dans sa tête, ça devient rapidement difficile de se demander ce que Bryan ferait, là, à sa place. À suivre son instinct, il préférerait fuir lâchement. L’histoire qu’il a vécu avec elle était sa dernière en date, du moins, la dernière sérieuse, qui a réellement compté. Et s’il a réussi à avoir des sentiments pour elle, c’est parce qu’il a réussi à s’ouvrir à elle. Alors ce soir, il se demande s’il va réussir à cacher qui il est réellement, parce que autrefois il ne lui était pas difficile de lire en lui comme dans un livre ouvert. Adam est un homme simple, que l’on comprend facilement. Ses joies, ses coups de gueule, ses détresses. ▬ Salut. Il parle comme Bryan : une voix claire, calme, presque reposante. ▬ Tu travailles ici ? Ça semble logique, il n’y a pas grand monde qui se balade dans les locaux d’une radio au milieu de la nuit. Mais sur le coup, la question lui semblait légitime. ▬ Je veux bien oui, merci. On t’a dit pourquoi je suis venu ici ? Il va droit au but : encore quelque chose qui ressemble à Bryan. En temps normal, lui, il est plutôt brouillon. Il s’éparpille dans toutes ses discussions, parce qu’il n’arrive pas à se concentrer sur une seule chose à la fois. Là, bizarrement, il y arrive. Il n’a que deux choses en tête : oublier à qui il parle et obtenir sa publicité.

Il se rappelle du piano et des jolies mélodies qu’elle jouait, à l’époque où ils étaient encore quelque chose l’un pour l’autre. Que ce soit seulement pour eux deux ou pour une salle qui réclamait ses services, il agissait toujours de la même manière : il restait silencieux et écoutait, appréciait. Parce qu’elle est douée, Noomi, et qu’elle a de la magie dans les doigts. Son esprit s’arrête un instant sur cette idée, tandis qu’elle lui avoue travailler ici depuis quelques mois. Il n’ose pas lui demander ce qu’il s’est passé, ça ne le regarde pas. Face à elle, il n’est que son ancien beau-frère, rien de plus important. ▬ Okay. Si ça te plaît, c’est le principal. Il ne sait même pas si ça lui plaît mais il n’a trouvé que ça à dire. Rapidement, ils quittent l’accueil pour rejoindre une salle qui s’apparente à un lieu de pause pour des employés. L’endroit où on boit son café, où on discute avec ses collègues. ▬ C’est ça, pour la pâtisserie de mon père. Il lui confirme ses propos, il est là pour une publicité. À en voir le bloc-notes qu’elle a entre ses mains, il comprend qu’il aura à détailler ses envies dans quelques minutes. Mais pour l’heure, il doit choisir sa boisson chaude : la même que son frère, pour ça, ils se complètent encore. ▬ Un café allongé, s’il te plaît. Il s’assoit ensuite sur la table qu’elle a choisi, croisant les bras contre son torse en plaquant son dos au fond de la chaise. S’asseoir quelques minutes avant d’aller travailler, ça ne va pas lui faire de mal. ▬ Alooors. J’ai repris l’affaire de mon père récemment. La pâtisserie Guerrero, Noomi doit connaître. Parce que quand ils n’étaient pas sur le terrain, les deux frères enfilaient déjà un tablier pour donner un coup de main à leur père. Quelque part, c’était certain que l’un des deux – ou même les deux – allait reprendre la boutique. ▬ J’ai pris quelques semaines pour faire un coup de neuf à l’intérieur. Les peintures, les meubles. Puis j’ai revu toutes nos recettes, j’ai gardé les classiques et j’ai apporté quelques créations. Pour quelqu’un qui n’est pas un adepte de la pâtisserie, ce qu’il raconte n’est absolument pas intéressant. Mais au fil des années, son père a su conquérir le cœur des habitants de la ville. Il ne doute pas qu’il réussira à faire de même, en essayant de plaire aux anciens comme aux plus jeunes. ▬ C’est une institution en ville, je sais que les gens connaissent déjà. Je veux juste appuyer sur cette idée : c’est un renouveau, donc il faut passer y faire un tour. Puis pour attirer du monde, je peux également proposer une promotion, ou quelque chose comme ça. Je sais pas trop ce qui marche dans les publicités. C’est loin d’être son domaine, lui, il sait juste vendre et créer. Tout ce qui concerne la gestion est encore compliqué pour lui, il hésite même à embaucher quelqu’un pour le faire à sa place.

Il décroise ses bras pour attraper son gobelet brûlant. Ces machines ont toutes le même défaut : il faut attendre une dizaine de minutes pour boire sans se brûler. Sauf qu’en général, quand on peut prendre une pause à notre travail, l’intégralité de notre pause ne fait même pas dix minutes. Il lève les yeux vers Noomi quand elle lui pose cette question, qu’il n’imaginait pas arriver aussi rapidement. Comment va Adam ? Comment est-ce qu’il va, finalement ? Il aimerait lui dire que ça ne va pas, que rien ne va depuis trop longtemps maintenant. Mais ce ne sont pas ces mots qui sortiront de sa bouche, parce qu’il est là pour Bryan, qu’il doit se laisser de côté. ▬ Il va bien. Dit-il, baissant les yeux vers son café et la touillette à l’intérieur. Il sort celle-ci du liquide, jouant avec elle entre ses doigts. Adam, il a toujours besoin de s’occuper les mains. Bryan lui, il est carré et réfléchi, il sait patienter sans agir comme un « gamin ». Adam lui-même ne se rend pas compte de ses agissements, tant ce détail semble insignifiant. Et pourtant, assimilé à d’autres, c’est peut-être celui-ci qui le mènera à sa perte, qui le fera avouer ses mensonges. ▬ Il me fait la tête parce qu’il est toujours là-bas, alors que moi je suis tranquille à « faire des gâteaux ». Il se force à sourire, relevant son regard vers Noomi. ▬ Mais ça finira par lui passer, comme toujours. Tu le connais, il reste jamais longtemps braqué sur quelque chose. Il se connaît lui-même et même là, il se surprend à mentir. Adam, c’est le nerveux des deux frères. Celui qui se pose toujours un milliard de questions, parce qu’il est loin de tout savoir, comme Bryan. Il a pas toutes les facilités de son frère, il a toujours l’impression de devoir en faire deux fois plus pour être à la hauteur de son frangin. Alors quand il a une idée derrière la tête, celle-ci ne le quitte pas, jamais. Un mensonge de plus ou un mensonge de moins, finalement, ça ne change rien. La liste est déjà très longue, il ne s’en voudra pas pour celui-ci.

Adam a l’imprudente particularité de se sentir intouchable. Face aux dangers, il est capable de se jeter dans la gueule du loup sans se poser de questions. C’est la raison pour laquelle il n’a jamais pu agir seul, sur le terrain. Qu’il a toujours répondu à des ordres sans imaginer pouvoir monter en grade : s’il avait été sergent, s’il avait été colonel, il aurait envoyé ses troupes se faire tuer en cinq minutes, montre en main. Il y a une grande différence entre ce qu’il a vécu à l’armée et sa vie sentimentale d’aujourd’hui, ce n’est pas forcément comparable. Et pourtant, ce soir, il n’a pas plus de jugeote qu’à l’époque où il passait ses journées et ses nuits avec une arme plaquée contre le torse. Il répond à Noomi sans vraiment réfléchir ; il a l’intelligence d’esquiver sa première pensée pour passer directement à la seconde, en se demandant ce que Bryan répondrait à sa place. Il ne se doute pas que la troisième est la plus réfléchie de toutes, qu’il ne peut pas répondre du tac au tac en imaginant les pensées de quelqu’un d’autre – même quand il s’agit de son propre jumeau. Elle note tout ce qu’il peut lui dire sur sa pâtisserie, sur ce qu’il recherche avec cette fameuse publicité. Si cette discussion était resté professionnel, il aurait pu quitter les locaux en se sentant fier de lui ; il aurait joué son rôle à la perfection. Bryan sait toujours ce qu’il veut et il sait l’exprimer. Un coup de pouce pour relancer sa boutique, rien de plus, rien de moins.

Mais comme rien ne se passe jamais comme prévu, Noomi parle d’Adam. C’est bizarre de parler de soi-même à quelqu’un d’autre, sans que la personne sache qui l’on est réellement. Tout le monde rêverait de faire ça, pour savoir ce que les gens pensent. Pour savoir ce qui se raconte quand on a le dos tourné, sans le moindre filtre. Adam n’aime pas réellement se trouver dans cette position. Et c’est en entendant la réaction de la blonde qu’il comprend qu’il a encore foiré, qu’il a mordu à l’hameçon sans s’en rendre compte. Il sait qu’elle n’est pas convaincue, il connaît cette réaction par cœur. Il a déjà eu droit à ce petit numéro un bon nombre de fois, face à des propositions de sa part. Face à des sorties, quand il s’improvisait cuisinier, ce genre de choses. D’accord, ça lui fera plaisir de savoir que tu vas bien. Cette fois, ce n’est pas un mensonge mais ça ne s’apparente pas non plus à une vérité. Si leur histoire s’est terminée, c’est qu’elle se devait de l’être. Et il est vrai que s’il avait été sous sa propre identité, il aurait fait demi-tour aussitôt la blonde aperçue. Sauf qu’il a éprouvé quelque chose pour elle et malgré la déception de leur séparation, il n’est pas le genre d’homme à haïr les femmes qu’il a aimé durant un temps. Alors oui, si Bryan l’informait réellement qu’elle va bien, ça ne le dérangerait pas.

Finalement et heureusement pour lui, l’aspect professionnel reprend le dessus sur cette entrevue improvisée. Un spot publicitaire ? Il a l’impression qu’un allemand essaye de lui parler chinois, actuellement. On va faire plus simple, je vais te dire ce que je veux. Il se perd un instant dans les yeux de la musicienne, avant de se remettre à parler. C’est un simple contact visuel qui lui avait manqué. Il se demande si, de cette manière, on peut le distinguer de son frère. Le contraire l’étonnerait : la haine, l’affection ou l’amour que l’on ressent envers une personne se lit dans son regard. J’entends souvent des trucs quand je suis en voiture, tu sais. Ils disent qu’il y a une promotion quelque part, qu’il faut surtout pas louper cette offre, des trucs comme ça. Il boit son café d’une traite, celui-ci ayant suffisamment refroidi pour ne pas lui brûler la langue. J’ai pas envie d’enregistrer quoi que ce soit moi-même. Parce que quitte à dire aux gens de venir chez moi, je peux le faire en criant dans la rue. Je veux qu’on parle de ma boutique, comme si c’était LE truc à aller essayer. Il se demande s’il arrive à se faire comprendre ou si ses pensées exprimées sont aussi floues que dans sa tête. Il voit ce qu’il a envie de dire, mais il a du mal à l’exprimer.

Ils se comprennent plus ou moins. Plus le temps passe en sa compagnie, plus il trouve ça compliqué de se comporter comme son frère le ferait. Dans cette petite salle, il se sent comme un prisonnier. Et il a hâte de pouvoir en sortir, après avoir obtenu ce qu’il veut au sujet de sa publicité. S’il ne la jugeait pas réellement importante, il aurait déjà trouvé un prétexte pour prendre la fuite. Il y a des signes qui ne trompent pas. Il sait que Noomi ne croit pas réellement en tout ce qu’il raconte, et elle a cette manière de se tenir qui le rend nerveux. Si elle comprend son mensonge, qu’est-ce qu’elle dira ? Il n’est pas obligé d’avouer que Bryan est mort. Il peut lui dire qu’il a paniqué, qu’il voulait simplement éviter qu’ils reparlent de leur relation et que pour éviter ceci, il s’est fait passer pour son frère. Il se rend bien compte que cette idée est foireuse, que tout ce qu’il entreprend ces derniers temps n’est pas fameux. Il n’a pas toutes les facilités de son frère. C’est difficile de devenir une personne que l’on admire depuis des années, son frangin, c’était presque son idole. Et il s’en veut de ne pas réussir à être à sa hauteur, de se laisser aussi facilement distraire. On pourrait croire qu’il suffit de lui mettre une blonde sous le nez pour qu’il perde tous ses moyens, c’est ridicule. Noomi lui dit qu’ils peuvent faire cette fameuse publicité ici, dans les studios. Sûrement tous les deux, puisque apparemment, il n’y a pas une personne attitrée pour faire ça. Ça lui va. Il espère simplement que ça ne prendra pas trop longtemps. Déjà parce qu’il a du mal à rester à ses côtés, mais surtout parce que l’heure de son ouverture approche à grand pas. Ses pâtisseries ne se feront pas toutes seules, l’humain n’a pas encore inventé ces machines. Enfin, si, mais les gâteaux qui en ressortent sont dégueulasses et n’ont aucune classe. C’est loin d’être le niveau des Guerrero. On fait ça. Il s’attendait à ce qu’elle se lève pour qu’ils y aillent mais finalement, c’est l’heure de s’en griller une. Il fronce légèrement les sourcils avant de se lever de sa chaise. Lui, il ne fume pas. Sa drogue à lui, son plaisir à lui, c’est le sport. La devise « un esprit sain dans un corps sain » ne lui correspond plus mais à une époque, il se sentait bien dans tous les domaines. Ses vies professionnelle et personnelle étaient totalement épanouies. Aujourd’hui, c’est le foutoir. Il espère un jour retrouver cette sérénité, cette joie de vivre qui le suivait partout. Debout, le brun s’étire légèrement, il aimerait retourner se coucher, plutôt que d’aller travailler. Il regarde la blonde pendant quelques secondes avant de finalement poser une question, qui le titillait. Son frère ne l’aurait pas posé, il n’était pas assez proche d’elle pour laisser sa curiosité l’emporter ainsi. Tu as arrêté la musique ? Il s’était dit qu’il ne le lui demanderait pas, mais ça lui brûlait les lèvres. Il ne comprend pas comment elle a pu arriver ici, dans une radio, quand elle passait tout son temps derrière un piano. Les temps et les gens changent, mais jamais à ce point.

Elle ressent qu’il y a quelque de différent. Un non-dit important, qui pèse sur l’ambiance depuis qu’il est arrivé. Il le voit. À travers sa façon de lui parler, sa façon d’agir, sa façon de grimacer. Et il ne fait rien pour le cacher, il ne cherche pas à se glisser dans le rôle de son frère plus qu’il le fait habituellement. Il devrait se cacher derrière le professionnalisme qui caractérise Bryan. Mais au lieu de le faire, il pose des questions indiscrètes. Sa réponse le fait froncer les sourcils. Encore un signe qui ne trompe pas, si Bryan avait entendu que c’était seulement temporaire, il aurait acquiescé sans se poser plus de questions. Il est bien trop intéressé par le sujet, ça peut se ressentir. Même quelqu’un qui ne le connaît pas, quelqu’un qui assiste seulement à la scène, pourrait comprendre ce qui est en train de se passer. Et son inquiétude se manifeste d’autant plus quand elle lui parle du coma, des séquelles. Elle reste mystérieuse sur ce qu’il s’est passé, il n’a pas envie de poser la question. Parce qu’il sait que ce serait se trahir, définitivement. Il souffle légèrement avant de regarder Noomi, hochant sa tête de haut en bas. J’espère pour toi que ça ira mieux. Paraît que tu étais douée. Il se le confirme à lui-même, dans ses pensées. Elle l’était et il l’aimait également pour ça, qu’elle ne devienne pas célèbre pour ses talents de pianiste ne l’effrayait pas, lui, il était sûr de son talent, ça aurait fini par marcher un jour. Alors maintenant, il n’a plus qu’à espérer pour elle qu’elle puisse reprendre rapidement.

La cigarette de Noomi terminée, ils peuvent enfin quitter les lieux. Il ne peut pas s’empêcher de sourire en la voyant tenter de jeter les gobelets de loin. Un échec cuisant, qu’elle accepte en les ramassant pour réellement les mettre à la poubelle, sans tenter une seconde fois. C’est qu’elle abandonne vite ses espoirs de NBA. Ils quittent tous les trois la pièce pour se rendre à l’ascenseur. Noomi, Adam et ce silence. Comme si tout avait été dit, qu’il n’y avait plus rien à faire pour rattraper la situation. C’est gênant, dans un sens. Parce qu’il sait qu’elle sait, au fond d’elle. Et il se dit que s’il ouvre la bouche une fois de plus, s’il s’intéresse une fois de plus à elle, c’en est terminé pour lui. Alors il se tait et ils montent dans l’ascenseur, sans un mot, sans un bruit. Il préfère penser à la publicité qu’ils vont concevoir. Penser au fait que ce sera quelque chose de bon pour sa pâtisserie et que après ça, il n’aura qu’à éviter ce secteur pour ne plus la recroiser. Bien que, après l’avoir revu ce soir, il aimerait passer plus de temps avec elle. C’est nul, les séparations. Parce qu’on a jamais envie d’être séparé d’une personne et ça, on s’en rend compte quand c’est trop tard, quand on ne peut plus se battre pour garder ce que l’on a construit. Alors il se dit qu’il va profiter de chaque minute avec elle, aussi gênantes soit-elles, et puis ils se quitteront une bonne fois pour toutes. C’est sûrement comme ça que ça devait se terminer.

Ils sortent enfin de l’ascenseur et après quelques pas dans le couloir, il entend ce bruit. Un bruit qu’il connaît assez bien, les pattes de l’animal qui foulent le sol. Et rapidement, il arrive jusqu’à eux et déstabilise sa maîtresse, qui elle, retombe sur Adam. Ça faisait longtemps qu’il n’avait pas été aussi proche d’elle. Et finalement, l’erreur a été commise ici, sans que ça vienne réellement de lui. Il ne sait pas vraiment ce qui a provoqué le déclic chez elle, mais il ne peut plus réellement se cacher derrière ses mensonges. Le brun caresse le chien, son regard étant braqué sur celui-ci. Il n’ose pas regarder celle qu’il va devoir affronter dans quelques secondes. Un chien n’est pas stupide, il ne lui aurait pas sauté dessus comme il vient de le faire s’il avait réellement été Bryan. Qu’ils se ressemblent ou non, ils ne sont pas les mêmes et ça, les animaux peuvent le ressentir. Il relève ses yeux sur la blonde, qui a les bras croisés. Une position qui lui rappelle de vieilles embrouilles. Je savais qu’il fallait que j’accepte de faire les cours de théâtre au collège. Il ne va pas nier, ce serait inutile. Il part sur cette idée qu’il a eu un peu plus tôt : la revoir, c’est difficile. Bryan est vivant, Bryan va bien. Et lui, il veut simplement éviter de se sentir mal avec son ex. C’est légitime, non ? J’avais pas envie que ce soit bizarre entre nous. On a eu notre fin, ça devait s’arrêter là. Qu’ils travaillent ensemble quelques années plus tard, ce n’était pas prévu. Et puis je me suis pas présenté sous son identité, tu l’as deviné toute seule. Alors tu ne peux pas me reprocher d’avoir tenté. Il reste à sa place, ne tente pas un pas en sa direction. Ce serait prendre des risques inutiles, maintenant qu’elle ne fait plus face qu’à son ancien beau-frère, tout est différent. Ils ne se détestent pas, mais ils ne peuvent plus s’entendre comme à l’époque, elle ne peut plus accepter tout ce qu’il fait sans sourciller. On va faire notre pub, maintenant ? Il n'est plus à ça près, autant le demander.

Il a cette horrible impression que l’aiguille de sa montre ne tourne plus, que le temps s’est stoppé et qu’il doit rester là ; impuissant, face à ses erreurs, face à toutes ces horribles décisions qu’il est obligé de prendre depuis la mort de Bryan. Il se demande s’il a pris la bonne décision, tout à l’heure, en refusant de faire demi-tour quand il l’a aperçue à l’accueil. Qu’il se fasse passer pour son beau-frère ou non, il aurait pu se trouver une excuse pour se défiler et ne pas avoir à jouer à ce jeu plus que dangereux. Sauf que, buté comme il est, il a tenté. Et il a malheureusement perdu. Il s’en rend compte actuellement, face à Noomi, face à cette position, face à ce regard qui veut absolument tout dire. Se foutre de sa gueule. Ce n’était pas l’idée de base, ça ne l’a jamais été. Ni avec elle, ni avec le reste du monde. Ce qu’il fait ressemble plus à un hommage, il a besoin de sentir son frère s’élever avec lui. Et s’il lui explique tout ça, est-ce qu’elle réussira à le comprendre, ou est-ce qu’elle le traitera de fou ? Cacher la mort d’une personne et usurper son identité, c’est condamnable. La prison, ou peut-être l’hôpital psychiatrique. Il n’a jamais pris le temps de se poser pour réellement réfléchir à tout ça, il ne s’est jamais dit qu’il était encore temps de reculer, d’abandonner. Cette idée, il l’a seulement maintenant, camouflée au fond de ses pensées. Quand il la voit en colère, quand il arrive à comprendre sa déception, il se dit qu’il est allé trop loin. Mais pas question de faire marche arrière maintenant, son excuse a été donné, elle n’a plus qu’à l’accepter. Je me foutais pas de ta gueule. Essaye de me comprendre un minimum, non ?

Non. La publicité reprend le dessus sur cette discussion bien trop personnelle. Il espère que ça apaisera les tensions entre eux, qu’ils pourront passer à autre chose rapidement. Quitte à disparaître de sa vie une fois ce rendez-vous achevé. De toute façon, qu’est-ce qu’il pourra faire d’autre ? Tout le monde le croit encore à l’armée, elle est la seule à l’avoir vu ici, à avoir compris qu’il n’est plus sur les fronts. Si la rumeur se met à circuler, si on commence à se poser des questions sur les frères Guerrero, son secret ne sera plus dissimulé bien longtemps. Il doit couvrir ses arrières et même si ça lui fait mal au cœur de devoir une fois de plus l’effacer de ses pensées, il y sera bien obligé. Parce que même si cette soirée ne représentait rien, même s’il ne s’est strictement rien passé de notable entre eux, il a apprécié être à ses côtés. Comme à l’époque où ils étaient ensemble. Et devoir se mettre en tête cette idée qu’ils ne vont plus le revivre, une deuxième fois, ça ne l’enchante pas. Qu’est-ce que tu fais ? Il a suivi Noomi à travers le couloir, jusque dans cette porte ouverte d’une manière catastrophique. Il ressent son énervement, ça le conforte dans l’idée que cette entrevue ne doit pas s’arrêter là. Si elle veut des réponses à ses questions, il est prêt à les lui donner. Il le regrettera sûrement demain, mais il n’a pas envie de la quitter en de mauvais termes. Ils se sont séparés d’une manière qui ne lui a pas plu, parce qu’il n’avait pas envie de vivre loin d’elle. Mais il a gardé d’elle une belle image, il a gardé en tête qu’ils ont vécu une merveilleuse histoire et aujourd’hui, il ne peut pas gâcher tout ça, même pas au nom de son frère.

Il entre aux côtés de Noomi dans les studios de la régi, ignore totalement la femme à qui elle vient de parler. Il ne la suivra pas, pas elle. Et s’il doit insister, il le fera ; il n’a plus rien à perdre. Si elle ne veut pas se donner en spectacle devant sa collègue, c’est à elle d’accepter son sort, c’est à elle de l’écouter. Sinon, elle devra subir sa présence. Et qu’elle ne cherche même pas à appeler des agents de sécurité. Déjà, dans une radio et en plein milieu de la nuit, ça l’étonnerait qu’il y en ait. Mais surtout, il ne mérite pas d’être ainsi mis à la porte. Pas pour « si peu ». Tu vas faire l’enfant et m’ignorer, maintenant ? Il s’adresse à Noomi, comme s’ils étaient seuls dans cette pièce. Délègue pas ton boulot que quand ça t’arrange. Viens faire cette pub avec moi, on s’expliquera. Et de toute façon, j’bouge pas d’ici sans toi. C’est à lui de croiser ses bras, maintenant, prêt à l’attendre. Que ce soit durant des minutes ou des heures, il ne cèdera pas. Il sait être têtu et ça, c’est quelque chose qu’elle n’a probablement pas oublié.  

S’il le dit, c’est qu’il le fera ; il ne bougera pas d’ici sans elle. Ses bras croisés ne sont pas témoins d’un potentiel agacement, il ne fait rien d’autre que de l’attendre. Ce qu’il veut, il l’obtient. À la fois têtu et patient, il est rare qu’il perde une lutte cérébrale comme celle-ci. Il n’y a plus de mots, plus de regards, ce sera à celui qui craque en premier. Quand il voit la blonde, il ne peut pas s’empêcher de sourire. C’est léger, discret, mais il sourit. Parce que cette manière qu’elle a de faire la tête, il la connaît par cœur. Ce n’est pas la première fois qu’elle décide de lui bouder, et ce n’est également pas la première fois qu’elle cède. Elle se lève et lui passe devant, son sourire ne fait que de s’agrandir, il a gagné. Il s’efface néanmoins quand il entre dans la pièce, n’ayant pas envie de paraître insolent face à elle, ce n’est clairement pas le but. La porte refermée, il regarde Noomi, qui se met tout de suite au travail. Elle ne peut pas s’empêcher de souligner que sa collègue ferait mieux le travail qu’elle. La publicité n’est plus qu’une excuse pour pouvoir passer du temps avec elle, s’expliquer. Si elle ne lui convient pas au final, il ne se dira pas que cette nuit a été une perte de temps. Il ira voir dans les journaux s’il peut avoir un article dédié, dans une émission locale. En bref, il a d’autres moyens de se faire remarquer par le public. S’il a tant insisté, ce n’est que pour passer quelques minutes de plus en compagnie de son ex. Te sous-estime pas. C’est tout ce qu’il trouve à lui répondre. Même s’il est totalement désintéressé par ce qu’elle griffonne actuellement, il est sûr qu’elle est douée dans ce domaine. Il croit en elle, ça a toujours été comme ça.

Ils ne sont pas ici pour ça. Elle le sait aussi bien que lui, d’ailleurs, c’est elle qui relance ce fameux sujet. Des explications sur ses agissements de ce soir, pourquoi est-ce qu’il se fait passer pour son frère ? Pourquoi est-ce qu’il lui ment ? Autrefois, il avait confiance en elle. Une confiance aveugle, celle d’un homme envers une femme qu’il aime. Aujourd’hui, il ne sait pas si cette confiance est toujours quelque part en lui. Et même si c’était le cas, est-ce qu’elle en est digne ? Il a peur de passer pour un fou, peur de perdre sa crédibilité, peur de se faire dénoncer. Même avec elle. Il se contente de secouer sa tête de haut en bas à sa dernière remarque, oui, il n’y aura plus de mensonges. Du moins, il va faire son possible pour mieux les camoufler. Je voulais pas te mentir. Dit-il. C’est déjà un bon début et, pour le coup, il dit la vérité. S’il reprend l’identité de Bryan, ce n’est pas par passion des mensonges, seulement parce qu’il se sent éternellement redevable envers l’homme qui lui a sauvé la vie. Il fronce légèrement les sourcils, réfléchissant à une issue. Entre dire la vérité et docilement la masquer, il a une décision à prendre. Bryan a été renvoyé de l’armée il y a quelques semaines, sauf qu’il a du mal à accepter cette idée. Que tout soit terminé aussi rapidement, aussi brutalement. Il ne peut pas s’empêcher de la regarder droit dans les yeux en prononçant cette phrase, il fait clairement référence à leur séparation. On a décidé d’échanger nos places le temps d’une mission. Lui, il est sur le terrain. Et moi, je prends sa place à la pâtisserie. C’est une vérité déformée ; les places ont bel et bien été échangées. Mais ce sera définitif et Bryan, lui, n’est plus de ce monde, n’est pas en train de vivre ses derniers moments d’adrénaline aux côtés de ses frères d’armes. Ce sera le dernier Guerrero du coin, tu ne me verras plus. Ou.. ouais, tu verras la même tête que moi, mais ce sera pas moi. Et pour de bon, cette fois. Il se demande si elle aurait préféré tomber sur le vrai Bryan ou sur lui, ce soir. Ces derniers mots n’étaient pas obligatoires, mais il s’oblige lui-même à se mettre en conditions : à partir de ce soir, il devra agir réellement comme le ferait son frère et oublier les sentiments qu’il a ressenti pour Noomi, et ceux qu’il ressent encore malgré lui.