just you and nothing else → sunny

Début de soirée, Iggy avait claqué la porte de la villa et enfourché son Harley direction North Bay. On pourrait croire le contraire, mais ça ne faisait pas partie de ses projets. Bien qu’elle n’en ait aucun en fait, de projets, ce soir-là. Quand elle n’était pas en rave party, on pouvait le plus souvent la trouver soit coincée au fond de son canapé à regarder des documentaires sur la reproduction des tortues des îles Galapagos – dans le pire des cas, quand même - ou en train de faire quelques longueurs dans sa piscine, mais généralement chez elle. Mais ce soir-là était particulier parce qu’après un an d’absence, Sunny était de retour en ville. Un peu plus tôt dans la journée, il lui avait envoyé un SMS pour la prévenir et, bien trop contente à l’idée de le revoir, elle s’était empressée de lui fixer rendez-vous. A l’endroit habituel. Un vieux drive-in en bordure des bois de North Bay. Abandonné depuis, oh, aussi longtemps qu’elle se souvienne. Sûrement depuis que la mode des drive-in était passée, en fait. Tant mieux, ça en faisait l’endroit idéal pour se retrouver sans crainte d’être dérangés par qui ni quoi que ce soit. Elle gara sa bécane à l’entrée, si on pouvait toujours appeler comme ça étant donné qu’il n’y avait même plus vraiment d’allée digne de ce nom et nota que Sunny n’était pas encore arrivé.

Sans le moindre souci, bien qu’il lui faille tout de même regarder à là où elle mettait les pieds, Iggy avança jusqu’au vieux stand de hot-dogs. En le contournant, elle retrouva l’échelle rouillée menant au toit. Comme d’habitude, elle la prit et alla s’asseoir au bord, une jambe pendant dans le vide, l’autre repliée sous elle. De là-haut, la vue n’était pas si mal. Elle sortit son téléphone de la poche de son short en jean pour vérifier d’abord que Sunny n’avait pas annulé à la dernière minute, ensuite l’heure qu’il était. Presque vingt-deux heures. La nuit tombait. Il ne devrait plus tarder. Pour faire passer le temps, elle sortit également de sa poche son paquet de cigarettes et s’en grilla une. Elle fumait rarement, mais elle estimait que la situation l’exigeait. Tête renversée en arrière, elle s’amusait à faire des ronds de fumées quand elle entendit l’échelle grincer derrière elle. Elle tourna la tête et, comme souvent, eut un léger pincement au cœur en l’apercevant.
« Tiens, un revenant ! Quel dommage que tes potes ne soient pas là pour filmer ça. Je suis sûre que la vidéo ferait un carton. »
Mais elle ne parvint pas à terminer sa phrase sans en rire.

Cela faisait presque exactement un an que Sunny avait mis les voiles pour le Chili. Sur place, il s’était déconnecté ; pas d’internet, ni même de téléphone. Il avait tout de même donné signe de vie, mais « à l’ancienne » : tous les mois, il avait envoyé des cartes postales aux personnes les plus importantes dans sa vie. Il n’y avait jamais décrit ce qu’il faisait pendant son épopée, mais les avait toutes adornées d’une courte phrase, tantôt une rêverie poétique, tantôt une contemplation philosophique, en passant par les private jokes et autres élucubrations absurdes. Et ce soir-là, lorsqu’il avait signalé par SMS son retour à Iggy, le contenu du message avait été du même acabit. Le rendez-vous avait été fixé en moins d’une dizaine de mots. Ce n’était pas par froideur, ni même timidité ; il était simplement du genre à dire beaucoup avec peu. S’il avait été écrivain, il aurait sûrement excellé dans le genre du haïku. Certains n’y trouvaient pas vraiment leur compte dans cette façon de faire, mais avec Iggy, c’était autre chose. Ils pouvaient se comprendre sans même avoir à faire de phrases complètes. Ce genre de complicité n’avait pas de prix. C’était peut-être pour cela que d’apprendre qu’elle lui avait caché pendant dix ans un élément majeur de sa vie avait été d’autant plus douloureux. C’était peut-être pour cela que même après le divorce, et même après cette révélation, il n’avait jamais pu couper les ponts.

Il avait quitté le ranch une heure plus tôt et s’était mis en route, à pied. Pas qu’il comptait se mettre une murge ce soir-là, mais en un an, il avait pris l’habitude et le goût de marcher. L’air était un peu lourd en cette soirée d’été, aussi Sunny pris son temps, ne souhaitant pas arriver avec la chemise lui collant à la peau. Flânant, il redécouvrait les rues dans lesquelles il avait grandi et qui, il le réalisait désormais, ne se ressemblaient jamais vraiment d’un jour à l’autre. Comme lui. Comme tout.

Arrivé au pied de l’échelle qui menait sur le toit, il n’hésita pas, et ses pieds retrouvèrent naturellement où se placer pour éviter les endroits où les barreaux étaient le plus rouillés et risquaient de céder sous son poids. Le métal grinça d’une mélodie familière et avant même d’arriver en haut, il perçut une odeur de tabac. Il sut alors qu’Iggy était déjà là, et qu’elle-même avait deviné qu’il était arrivé. Une fois en haut, il vit sa silhouette qui se découpait dans une trouée de la frondaison proche, telle une statue géante parmi les arbres.

Se frottant les mains l’une contre l’autre pour les épousseter des flocons de rouille, il ne put faire autrement que partir d’un rire, court mais clair, à la réplique avec laquelle Iggy l’accueillit.

« Et tu ferais un guest parfait dans le rôle de la sorcière des bois, » répliqua-t-il en s’avançant vers elle.

Il s’appuya d’une main contre le muret et, s’élançant d’un bond, se retrouva assis dessus, à ses côtés.

« Et tu sais que venant de moi, c’est un compliment. »

Sans hésitation, il lui cueillit une joue dans le creux de sa main et déposa un baiser sur l’autre, ainsi dans son habitude de la saluer. Cela ne dura qu’un bref instant, et il reposa sa main sur le muret.

« Comment vas-tu, Moo ? »

La sorcière des bois. Venant de n’importe qui d’autre, Iggy l’aurait sans doute très mal pris. Notamment parce que les gens continuaient de penser à une vieille pomme toute ridée avec un nez crochu et allez savoir combien de verrues poilues lorsqu’on leur parlait de sorcière. Pourtant, pour une fois, Hollywood avait quand même un peu changé la donne en montrant des sorcières bien foutues sur grand écran. Extrêmement bien foutues, même, la plupart du temps parce qu’elles étaient toujours à poil et couvertes de boue. Ou d’écorce. Ou une connerie du genre. Mais le problème était toujours le même : sorcière égale méchante. Elle était bien placée pour savoir que rien n’était jamais aussi simple que ça. Et Sunny aussi, pour d’autres raisons, par le biais d’autres expériences. Raison pour laquelle ça ne la dérangeait pas le moins du monde de se voir attribuer ce rôle. Et puis c’était de bonne guerre. Son rire retentit une fois de plus dans la nuit tombante.
« La sorcière des bois et le revenant, sacré duo. J’en connais que seraient prêts à payer très cher pour voir ça de leurs propres yeux. »
Elle le regarda ensuite prendre place à ses côtés et opina du chef lorsqu’il lui rappela qu’il fallait le voir comme un compliment. Evidemment, elle n’avait pas oublié.

Prenant sa joue dans le creux de sa main, il se pencha sur elle pour venir déposer un baiser sur l’autre. Leur façon de se saluer depuis toujours ou presque et il n’y avait pas de raison pour que ça change. Pas même après une si longue absence. Là-dessus, il lui demanda comment elle allait, l’appelant par le surnom qu’il lui avait très vite trouvé au début de leur mariage. Un détail de plus qui la renvoyait quelques années en arrière. Son regard se fixant sur les lumières au loin, elle réfléchit pour de bon à la question. Ces derniers temps, sa vie avait été un peu plus tumultueuse que d’habitude. Enfin, depuis qu’elle s’était installée à Island Bay, en tout cas. Le hic, c’est que chacune de ces mésaventures étaient liées à ses activités secrètes, dans lesquelles elle était un peu retombée dernièrement, comme pour donner un sens à sa vie. Et le moment d’en parler à Sunny n’était toujours pas venu.
« Ma foi, ça pourrait aller plus mal. Et toi ? J’ai reçu tes cartes postales. Par contre, t’aurais dû me le dire tout de suite que j’allais presque devoir résoudre une énigme pour chacune d’entre elles. »
Avec gentillesse, elle lui bourra doucement l’épaule pour lui faire comprendre qu’elle était en train de le charrier.
« C’était bien le Chili ? »

« La Sorcière des Bois et le Revenant » ; certains auraient dit que ce serait un parfait titre de conte, d’autres de films d’horreur, sans oublier l’inévitable porno mais évidemment, le premier truc auquel pensa Sunny, c’est que ça ferait un super titre de documentaire. Il voyait déjà quelque chose de contemplatif, un peu onirique, qui dissimulerait une métaphore sur son parcours de ces dernières années… Mais déjà rien que de se le dire à lui-même, il se trouvait trop mélo, alors il préféra le garder pour lui.

Quand elle lui retourna sa question, il répondit en hochant la tête, sa lèvre inférieure retroussée dans une petite moue d’approbation, une mimique qui devait être familière pour Iggy comme pour toute personne qui le connaissait depuis longtemps. Et il était sincère : il allait bien, bien mieux qu’il n’avait été depuis longtemps, mais peut-être n’était-ce pas encore le moment d’expliquer à Iggy pourquoi, car elle n’avait pas l’air au top de sa forme. Assez en forme, néanmoins, pour le charrier encore une fois. En vérité, elle n’aurait pas eu besoin de le lui faire comprendre, c’était une évidence et d’ailleurs, Sunny adorait cela chez Iggy. Ses réparties avaient toujours le don de le faire rire et il s’était souvent dit qu’il devrait s’acheter un dictaphone et d’en démarrer une collection.

Ricanant, il lui rendit son coup d’épaule.

« Des énigmes ? Mais allez, c’était pas si perché, quand même. Bon ok, la fois où j’ai écrit sous datura, peut-être… »

Comment c’était le Chili ? Ah, ça… Il se passa une main dans les cheveux, laissant son rire retomber dans un souffle.

« C’était… exactement ce dont j’avais besoin. » Il marqua un temps. « Donc oui, ça veut dire que c’était bien. »

Si elle voulait en savoir plus, en revanche, ils allaient avoir besoin de beaucoup plus d’une soirée. Mais pour l’instant, Sunny ressentait la nécessite de se concentrer sur Iggy. Il n’avait jamais aimé être au centre de l’attention de toute façon, d’où sa préférence pour être plutôt derrière que devant la caméra, et le bien-être de ses proches avait pour lui toujours été une priorité.

« Je t’ai rapporté quelque chose, ajouta-t-il rapidement, allant fouiller d’une main dans une poche de son short, dont il tira un petit pochon en tissu, fermé par une cordelette colorée. C’est pas grand-chose, je voyageais léger… Mais c’est moi qui l’ai fait en pensant à toi. »

Okay d’accord, peut-être bien qu’elle exagérait un tout petit peu quand elle parlait d’énigmes mais quand même, on en était pas très loin. C’est ainsi qu’elle apprit qu’il en avait carrément écrit une sous l’influence de datura. C’est qu’il disait ça comme si c’était la chose la plus naturelle au monde. Iggy secoua lentement la tête avec un sourire.
« Je ne sais même pas pourquoi je suis surprise… Mais la prochaine fois, essaye de te rappeler que j’ai pas fait de grandes études et qu’il faut y aller mollo avec moi, okay ? »
Evidemment, elle n’était pas sérieuse ; elle avait beau être fille de forains et ne pas avoir été à l’école de la même manière que tout le monde parce que toujours sur les routes, Iggy était tout sauf bête. Au contraire, elle en avait toujours eu beaucoup dans la caboche, c’est qu’il fallait au moins ça pour échapper aux autorités depuis autant d’années. Mais elle aimait bien prétendre le contraire parce que personne ne se méfiait des idiots non plus. Cependant, elle n’avait jamais essayé de tromper Sunny sur ce point. Avec lui, elle avait toujours essayé d’être aussi vraie que possible.

Sa réponse à la question qui suivit fut plus évasive en revanche. Décidément, il se montrait bien mystérieux concernant ce voyage et ça ne manquait pas de piquer la curiosité d’Iggy. Mais d’un autre côté… Elle n’était pas certaine de vouloir plus de précisions. Pour l’instant en tout cas. S’il ressentait le besoin de lui en parler davantage, il pourrait et ça, il le savait, mais elle n’avait pas non plus envie de lui faire passer un interrogatoire : s’il avait voulu la tenir au courant, il l’aurait probablement fait.
« Super, je suis contente pour toi. »
Elle aussi était sincère quand elle disait ça. Elle tira un dernier coup sur sa cigarette avant d’écraser le mégot sous la semelle de sa bottine tandis qu’il lui avouait avoir quelque chose pour elle. Avec une certaine délicatesse, elle s’empara du pochon qu’il lui tendait en lui expliquant qu’il l’avait fait de ses blanches mains en pensant à elle et l’ouvrit pour faire tomber ce qui se trouvait à l’intérieur dans la paume de sa main. Un petit cochon en argile. A trois pattes. Plissant les yeux, elle le fit tourner entre ses doigts, le tenant à hauteur du visage.
« En pensant à moi, hm ? Un cochon à trois pattes… J’avoue que je sais pas du tout comment je suis censée le prendre. Merci ? »

Lorsque le pochon eut quitté ses doigts pour atterrir entre ceux d’Iggy, Sunny se mit à scruter le visage de cette dernière avec un air expectatif. On aurait pu croire qu’il attendait une réaction de ravissement de la part de son ex-femme, mais c’eut été bien mal connaître l’un et l’autre… En réalité, Sunny se mordait l’intérieur des joues pour ne pas rire, pas avant qu’elle n’eut ouvert le pochon et découvert ce qu’il y avait à l’intérieur. Ce qui arriva finalement, et voyant la tronche d’Iggy, Sunny s’étouffa presque en laissant enfin libre cours à son amusement. Pris d’une petite quinte de toux, il se tapa le plexus avec un poing et reprit son souffle.

« Je savais que tu allais faire cette tête ! s’esclaffa-t-il en la pointant du doigt. Si j’avais été en Inde, je t’aurais sculpté une vache sacrée, mais j’étais pas sur le bon continent. »

Laissant encore échapper deux ou trois pouffements, il reprit la petite sculpture et la dressa au bout de ses doigts comme sur un piédestal, entre lui et Iggy, à hauteur de leurs regards.

« C’est un chanchito, un porte-bonheur chilien. On en trouve un peu partout, mais surtout à Pomaire, un petit village où trouve l’argile pour les faire directement sur place. Une fois sculptés, ils sont cuits lentement au feu, ce qui leur donne cet éventail de couleurs terreuses et cuivrées. Personne ne se souvient vraiment d’où vient l’idée qu’ils portent bonheur, mais on dit que c’est parce qu’un cochon qui arrive à tenir sur trois pattes doit être chanceux. »

Il repartit d’un léger rire, bouche fermée, en observant la petite statuette qu’il fit tourner quelques fois entre ses doigts, l’air ailleurs, pendant un instant où, dans le film qui se déroulait dans sa tête, il se revoyait dans le village de Pomaire avec les amis qu’il s’était faits sur place et avec qui il avait partagé ces instants d’apparence si simple, mais qui l’avaient marqué à jamais.

« On dit surtout que pour qu’il porte vraiment bonheur, il faut le recevoir d’une personne qui vous aime, donc… »

Il plongea son regard dans le sien et, à nouveau, dressa le chanchito entre eux, marquant un temps avant de le lui redonner.

« Pas que je pense que tu aies particulièrement la poisse hein, mais tu sais… Je te souhaite juste le meilleur. »

Après s’être quittés sur une dispute pas tout à fait résolue et avoir disparu pendant un an, il se sentait le besoin de le préciser. Il s’appuya nonchalamment des deux mains sur le muret, balançant ses jambes dans le vide comme un enfant.

«Oh et, reprit-il en étirant un sourire taquin, ‘chanchito’, ça veut dire ‘petit cochon’, tu noteras que c’est très recherché. »

Et ça le faisait rire, évidemment ! Bon, elle aussi, ça la faisait rire, même si elle aurait carrément préféré une vache sacrée. Mais mauvais continent en effet. Tant pis, la prochaine fois, s’il y en avait une. Et le fait est qu’on ne pouvait être sûr de rien avec Sunny, peut-être qu’il y en aurait bien une. Le regardant avoir du mal à s’en remettre, elle ne put s’empêcher de le singer tout en en riant elle aussi. Puis il lui reprit la sculpture et elle s’approcha pour la voir sous le même angle que lui tandis qu’il lui expliquait ce que c’était. Un chanchito. Inutile de préciser qu’Iggy, qui ne parlait pas un traitre mot d’espagnol, n’avait pas la moindre idée de ce que ça pouvait bien signifier. Mais il s’agissait d’un porte-bonheur chilien. Un peu perplexe, elle fronça légèrement les sourcils. La logique lui échappait peut-être, mais pas aux chiliens qui apparemment en vendaient partout mais surtout à Pomaire, un village apparemment riche en argile où on pouvait les sculpter sur place. En revanche, personne ne se rappelait de l’origine de cette légende. Ce fut à son tour de pouffer.
« Ouais… Tu m’étonnes ! »
C’est vrai qu’un cochon à trois pattes avait plus de chances de finir dans une assiette qu’où que ce soit dans la nature.
Toutefois, ce n’était pas tout ce qu’on racontait au sujet de cette petite sculpture. Non, pour qu’elle porte vraiment chance, encore fallait-il qu’une personne qui vous aime vous l’offre. Ça, quoique ça veuille dire, ce n’était pas tombé dans l’oreille d’une sourde et elle soutint le regard de Sunny quelques secondes avant de récupérer le chanchito. Non, elle n’était en effet pas particulièrement poissarde alors ce geste prenait tout son sens.
« Merci, ça me touche. »
Cette fois, ce fut elle qui se pencha sur lui pour déposer un baiser sur la joue en guise de remerciement. Avant de se remettre à pouffer.
« En même temps, s’ils ont oublié d’où la croyance vient, ils ont sûrement dû oublier que le Dieu qui se cache là-dessous s’appelle probablement Coi Coi-Vilu ou quelque chose comme ça. »
Et peut-être seront-ils punis. Peut-être bien qu’Iggy s’était un peu renseignée sur le Chili en voyant Sunny partir, peut-être. Puis elle se remit debout sur ses jambes et lui tendit la main pour l’aider à en faire autant.
« On bouge ? »
Pour aller où ? Aucune idée, mais s’il venait tout juste de rentrer, il avait peut-être envie de voir ce qui avait changé dans le coin en un an.

Une fois que Sunny eut expliqué la petite histoire du chanchito, les dispositions d’Iggy envers ce dernier devinrent plus favorables. Évidemment, c’est ce qu’il avait espéré, mais il n’aurait pas pu en être certain. Certes, ils étaient complices au point de se comprendre en peu de mots, mais personne ne peut être à cent pour cent prévisible, et certainement pas Iggy ; d’ailleurs, si elle l’avait été, leur relation n’aurait pas fait long feu : il n’y avait pas que dans le cinéma que la passion de Sunny s’enflammait pour l’imprévisible, chaque aspect de sa vie devait en avoir une part, sinon, le terrible ennui ne tardait pas à pointer le bout de son nez. Une chose était sûre : il ne s’était jamais ennuyé avec Iggy.

Quand elle mentionna Coi Coi-Vilu, il étira un petit sourire à la fois amusé et intrigué, se demandant d’où elle connaissait le nom de cette déité ophidienne de l’eau dans la mythologie indigène du Chili.

« J’ai rencontré Coi Coi-Vilu une fois, lors d’une baignade nocturne, serpentant non loin de moi dans l’écume de la chute d’une cascade… Bon, c’était cette fameuse fois où j’ai pris du datura, donc Noomi dirait certainement que c’était juste une truite, mais je préfère ma grille de lecture. »

Il émit un court rire, puis il saisit la main d’Iggy qui l’invitait à se lever et se décolla du muret. Il rejoignit l’échelle et commença à descendre. Une fois qu’ils se furent retrouvés en bas, il s’enquit :

« Tu veux m’emmener quelque part en particulier, ou on se laisse porter ? »

Sous-entendu que les deux options lui convenaient très bien, comme toujours. Cela dit, il leva le nez vers le ciel, reniflant brièvement l’air.

« En revanche, je crois qu’un orage se prépare, alors on devrait peut-être au moins éviter la forêt. »

Voilà qui était plutôt inattendu de la part de Sunny : d’ordinaire, il aurait attendu que l’orage se présente pour prendre ce détail en compte, il aurait été prêt à prendre le risque de se faire surprendre, quitte à être au mauvais endroit au mauvais moment. Ce n’était pas tout à fait de l’inconscience, plutôt le goût du risque, la recherche des émotions fortes et des expériences incongrues. L’imprévu, encore et toujours. Mais les choses avaient changé : de l’autre côté de l’océan, quelqu’un l’attendait, quelqu’un qui dépendait de lui, et il ne pouvait plus se permettre de se mettre inutilement en danger. Pourtant, il ne s’agissait que d’un orage, ce n’était pas bien méchant, mais ce soir-là, cela avait suffi pour qu’il s’en soucie un minimum.

Une truite, une cascade, il n’en fallut pas plus à Iggy pour qu’elle ait ce mythe japonais en tête. Celui de la carpe qui remonte une certaine cascade et devient un dragon. Une truite, une carpe, c’était pour ainsi dire la même chose aux yeux d’Iggy. D’une légende à une autre. Mais quelque chose lui disait que le fait qu’elle ait fait le rapprochement pouvait plus ou moins prouver que c’est Noomi qui n’aurait pas eu tort dans cette histoire. Enfin, qu’en savait-elle ? Peut-être que le Dieu chilien de l’eau était vraiment venu rendre une petite visite à Sunny.
« Et donc ? Ça t’a changé ? Tu te sens touché par la grâce ? »
L’envie de bouger la prit subitement et, une fois debout et après avoir offert son aide à son ex-mari, elle rangea le chanchito dans une poche. Puis elle haussa les épaules.
« Autant voir où nos pas nous mènent. »
C’est qu’elle n’avait pas entendu de bruit de moteur accompagnant son arrivée, donc elle supposait qu’il était venu à pieds. Elle aurait pu lui faire une place sur sa Harley, bien sûr, mais s’il ne se trompait pas et qu’un orage se préparait bel et bien, ça ne serait peut-être pas des plus agréables. Alors qu’à pieds, ils pourraient plus facilement trouver un endroit où s’abriter.

Iggy se laissa glisser le long de l’échelle – s’égratignant les mains au passage et non, elle n’apprendrait jamais parce que c’était chaque fois pareil – et revint sur ce qu’il avait dit parce qu’à l’évidence, elle n’était pas passée à côté.
« Ça, c’est une surprise pour le coup. Depuis quand un orage t’arrête ? »
Si elle prenait la peine de bien fouiller sa mémoire, elle pourrait sans doute retrouver le souvenir d’une balade en forêt alors que la foudre menaçait à tout instant de leur tomber dessus. Même pas besoin que ce souvenir la concerne d’ailleurs ; Sunny avait toujours eu des amis bien plus têtes brûlées qu’elle et Iggy était sûre que certains d’entre eux auraient même été du genre à courir après les orages en l’entraînant dans leur sillage. Et, le connaissant comme elle le connaissait, elle ne l’imaginait pas émettre la moindre protestation à ce propos. Peut-être avait-il vraiment été touché par la grâce au Chili, en fin de compte. Par réflexe, elle s’essuya les mains sur son short et se mit à marcher dans une direction, peu importe laquelle. Autant en profiter tant qu’il ne pleuvait pas encore comme vache qui pisse.

Évidemment qu’Iggy allait remarquer ce changement d’approche du danger chez Sunny, lui-même l’avait noté à plus d’une occasion, et il en avait déjà bien compris la raison. Une partie de lui mourrait d’envie de partager cette dernière avec Iggs, là et maintenant, et après tout, c’était en partie pour cela qu’il avait souhaité la voir ce soir-là ; mais une autre freinait des quatre fers, craignant sa réaction, et que cette nouvelle ne mette trop tôt fin à leur escapade. Il se surprit sur le moment à avoir une toute nouvelle forme d’empathie envers son ex-femme quant au fait qu’elle n’avait jamais voulu lui parler de l’existence de sa fille avant de se retrouver au pied du mur. Mais cela n’allait pas lui servir d’excuse pour procrastiner plus que nécessaire.

Ainsi, se faisant la promesse qu’il ne rentrerait pas chez lui ce soir-là sans lui avoir annoncé cette nouvelle, il haussa les mains et les épaules avec une petite moue.

« Hé, qu’est-ce que tu veux, j’ai plus vingt ans, ricana-t-il. Putain, j’arrive pas à croire que je viens de sortir cette phrase de vieux con, mais comme quoi, CQFD. »

Pendant ce temps, ils s’étaient mis en route, sans, comme convenu, vraiment faire attention à la direction que prenait leur marche.

« Ou peut-être que comme tu dis, j’ai été touché par la grâce. On devrait aller faire un tour à l’église, voir ce que ça donne. Peut-être que j’entendrai l’appel et que je prendrai l’habit sur place. »

Cette fois, il était évident qu’il était passé à la plaisanterie. Sunny n’avait jamais été attiré par la religion, bien qu’il ait reçu une éducation plutôt traditionnelle et que, dans sa petite enfance, il n’avait pas pu échapper aux barbants cours de caté du dimanche après-midi, et même à quelques messes dans le pire des cas. Heureusement, ses parents n’avaient voulu le forcer à rien et lui avaient permis d’arrêter toute pratique lorsqu’il avait fini par verbaliser son désintérêt. Ils n’étaient eux-mêmes pas si pratiquants que ça, et cela tenait plus des traditions sociales que d’une réelle adhérence à la chrétienté. Sunny n’en était pas devenu un sceptique pour autant, au contraire. Depuis tout petit, il avait pu vivre quelques expériences qui avaient attisé sa curiosité pour l’ésotérisme, notamment cet ami imaginaire qu’il retrouvait à chaque vacances chez ses grands-parents, et qu’il avait revu des années plus tard, lorsque, dans le cadre de son job de larbin à la télé, il avait travaillé sur un reportage dans l’ancienne maison de ces derniers, désormais décédés, et dont les nouveaux propriétaires clamaient qu’elle était hantée, à juste titre, semblerait-il. Bien sûr, personne d’autre que Sunny n’avait pu le constater, et le reportage avait tourné en dérision ce pauvre petit couple, mais ce fut notamment cet événement qui donna à Sunny l’idée de commencer les vidéos de chasse aux fantômes.

Sunny et Iggy marchaient et palabraient depuis quelques minutes, lorsqu’un brouhaha de musiques les unes sur les autres, de rires et de cris, le tout accompagné d’odeurs de friture et de sucre filé commencèrent à leur parvenir. Fronçant légèrement les sourcils, Sunny releva le nez, cherchant la provenance de ces stimuli.

« Est-ce que c’est ce que je pense ? » demanda-t-il en se tournant vers Iggy qui était sans aucun doute la personne la plus disposée à répondre à la question.

Jusqu’ici, Iggy n’avait pas si mal vécu le passage à la quarantaine. Au fond, c’était exactement pareil que d’en avoir trente-neuf. On verrait bien d’ici quelques années si elle tenait toujours le même discours parce que c’est sûr qu’elle ne faisait jamais que ses premiers pas dans cette nouvelle décennie, mais en attendant, elle n’avait pas cette sensation d’être une véritable ruine qui devait pousser bien des gens à vouloir se prouver à tout prix que, hé, ils en avaient encore sous le capot. Pourtant, à entendre Sunny lui dire qu’il n’avait plus vingt ans et souligner le fait que s’il sortait ce genre de phrases, c’est que ça voulait bien dire ce que ça voulait dire, elle se prit un mini-coup de vieux dans la figure. Pourtant, elle souffla et roula des yeux comme si c’était la plus grosse connerie qu’elle ait jamais entendue. La suite l’amusa en revanche. Qu’ils aillent faire un tour dans une église, eux ? Valait mieux éviter, on aurait tôt fait de les déloger de là et de préparer le bûcher.
« Ouais, alors si t’y tiens vraiment, tu m’en voudras pas si je t’attends sur le parvis pendant que tu passes ton appel. Des fois que… »
Et donc en route. Mine de rien, ils en avaient des choses à se raconter après un an de silence – en dehors des fameuses énigmes, évidemment. Iggy se sentait bien, elle aimait cette ambiance un peu électrique due à l’orage et le bruit du tonnerre qu’ils pouvaient entendre gronder au loin sans être trop mouillés pour l’instant. Quelques gouttes s’écrasaient bien de-ci, de-là, mais elles se faisaient rares. Ce qui se faisait moins rare en revanche, c’était les odeurs de friture et de sucre. Ainsi que la musique. Ça, ça ne pouvait vouloir dire qu’une chose. Un sourire étirant ses lèvres, elle conclut :
« Je t’avais bien dit que tous les chemins menaient à la fête foraine ! »
Et ce fut plus fort qu’elle, Iggy fut attirée comme un papillon vers la flamme. C’était ça, son monde, après tout. Sur place, elle dévisagea les personnes qui tenaient les divers stands et attractions et en reconnut quelques-uns. Souvent les enfants des forains parmi lesquels elle avait grandi autrefois. Ça faisait bizarre mais c’était un peu comme de rentrer à la maison quand même.
« Par quoi t’as envie de commencer ? Moi je propose un manège à sensations, histoire qu’on ne se rende pas malade. »

Elle avait raison, encore une fois : tous les chemins mènent à la fête foraine. En même temps, en Nouvelle-Zélande, ils auraient difficilement pu mener à Rome. De toute façon, en l’occurrence, il préférait se retrouver ici qu’à Rome, car voir Iggy évoluer dans son univers était pour Sunny un spectacle absolument ravissant. Un petit sourire aux lèvres, il l’observait papillonner parmi les stands, son ombre décuplée par les néons multicolores, et il n’avait alors aucun mal à l’imaginer enfant dans un décor semblable, tel un lutin facétieux dans un jardin enchanté.

Lorsqu’elle lui proposa un manège à sensation, Sunny se retroussa légèrement la lèvre inférieure du bout de l’index dans une moue de réflexion, tout en tournant sur lui-même pour aviser les différents manèges qui étaient à leur disposition. Son regard s’arrêta alors sur la maison hantée et il haussa les sourcils.

« Tu sais quoi ? Je crois que j’ai envie d’essayer… ça. »

Il pointa alors la façade de la maison hantée. Encore quelque chose d’inattendu venant ce soir-là de la part de Sunny. En effet, s’il avait toujours eu le goût de l’aventure et du paranormal, il avait toujours eu une certaine aversion pour les choses qui voulaient faire peur, notamment les films d’horreur, et par extension, les maisons hantées. Essayer de mettre Sunny devant un film d’horreur était un spectacle à lui tout seul : il était déjà allé se planquer sous une table ou s’était accroché à la rambarde d’un escalier, refusant mordicus d’être délogé et traîné devant la télé et, les rares fois où quelqu’un y était parvenu, il avait fini terré sous les coussins du canapé ; tout ça, le plus souvent, pour le ravissement un peu sadique sur les bords de sa petite sœur. Alors, que la proposition de commencer par la maison hantée vienne de lui était quelque chose que même la diseuse de bonne aventure qui les haranguait quelques mètres plus loin n’aurait pas su voir venir.

« Et, ajouta-t-il d’un air taquin non dénué d’une pointe de défi, commence pas à me faire une tirade du genre ‘quoi ?! TOI dans une maison hantée ?!’ parce que je pourrais encore changer d’avis, alors profites-en avant qu’il ne soit trop tard. »

Il lui adressa un clin d’œil et lui mit un petit coup d’épaule complice.

« En plus avec un peu de chance, d’ici à ce qu’on sorte, l’orage sera passé. »

Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’Iggy allait de surprise en surprise ce soir-là. Après le coup de l’orage, voilà que Sunny, qui refusait catégoriquement de regarder le moindre film d’horreur, lui avouait avoir envie de commencer par la maison hantée. Les sourcils légèrement froncés par la perplexité, elle n’eut même pas le temps de dire quoi que ce soit qu’il ajouta ne pas vouloir entendre de questions sur ce changement d’avis soudain. Elle leva alors les mains en signe de paix.
« Okay, pas de tirade. Mais qui êtes-vous et qu’avez-vous fait de mon ex-mari ? »
Si elle avait su qu’en partant au Chili, il serait remplacé par son double reptilien, peut-être aurait-elle insisté pour qu’il lui donne des nouvelles un peu plus souvent. Et autrement que par carte postale. Puis son air pince sans rire laissa place à un petit pouffement tandis qu’il la gratifiait d’un clin d’œil et d’un petit coup d’épaule toujours aussi complice. Voir quelqu’un qu’on connaissait depuis aussi longtemps changer faisait indéniablement peur mais c’était de Sunny dont on parlait et Iggy ne se lasserait sans doute jamais de faire sa connaissance.
« Allez, tu l’auras voulu ! »
Sans perdre une seconde de plus, elle se dirigea vers la billetterie, salua la personne qui s’y trouvait et qu’elle connaissait bien sûr de longue date ; d’ailleurs, elle n’eut pas d’autres choix que d’échanger quelques mots – surtout concernant les autres Rayne – avec, avant qu’elle ne leur offre gentiment les entrées. Bon, eh bien y avait plus qu’à. Elle le précéda à l’intérieur, jugeant que ça ne serait quand même pas très cool de sa part de le laisser tout seul face aux screamers et nota que des gens attendaient déjà qu’on leur montre le chemin dans la première salle. A peine entrés, un figurant portant un costume de monstre leur fondit dessus, accentuant le malaise à les regarder comme s’il en ferait bien son dîner. Si Iggy avait sursauté suite à cette première agression, elle ne crierait pas. Ou en tout cas, elle essayerait de ne pas le faire. Après tout, elle n’était pas censée avoir peur de tout ça, elle. Mais elle était comme tout le monde, c’est-à-dire pas à l’abri de se faire surprendre. Surtout que bien sûr, dans ce genre d’endroits, tout était étudié pour. Par réflexe, elle prit la main de Sunny et la serra dans la sienne, des fois qu’il aurait besoin de soutien.

Bien sûr, Iggy lui fit une remarque sur cette proposition inattendue, mais quitte à faire un commentaire, la plaisanterie sur le ton de la connivence était la meilleure option. Cependant, pour la forme, Sunny se para d’une moue théâtralement vexée et mis une petite claque molle sur le bras d’Iggy, avant de ricaner et de lui refaire un clin d’œil.

« C’est de bonne guerre, Moo. »

Sur ce, il avança à ses côtés vers la billetterie et ne fut qu’à peine surpris en comprenant que le guichetier était une des connaissances d’Iggy. Cette dernière présenta Sunny qui, ne voulant pas empiéter sur ces courtes retrouvailles ― et éviter des questions gênantes du genre : pourquoi aller dans une maison hantée avec son ex ? ― se contenta d’un « ravi de faire ta connaissance » qui bien que conventionnel, n’en était pas moins sincère. Évidemment, Iggy se fit offrit les entrées et, ça non plus, ça ne l’étonna pas ; pas seulement parce qu’ils avaient affaire à quelqu’un qu’elle connaissait, mais parce qu’elle avait toujours eu le don de se mettre les gens dans la poche et Sunny était bien loin de la juger pour ça, au contraire : il n’allait jamais cracher sur quelque chose de gratuit, parce que gratuit c’est pas cher, et au diable si on le taxait d’avare ; selon lui, les sept péchés capitaux n’avaient de toute façon été inventés que pour maintenir les petites gens en position d’opprimés.

Sunny prit une inspiration, se préparant mentalement, et ils pénétrèrent dans l’Antre du Monstre ― c’était le nom de l’attraction. Sitôt passée la porte, un acteur leur sauta sur le poil.  Quelqu’un d’autre s’y serait peut-être attendu, mais pour Sunny, c’était non seulement une première fois, mais en plus, il n’avait aucune idée de ce à quoi pouvait ressembler l’intérieur d’une maison hantée. Aussi, il ne put s’empêcher de laisser échapper un couinement de surprise tout en faisant un petit bond de côté vers Iggy, lui bourrant maladroitement l’épaule. Cette dernière lui saisit la main, ce qui fit pouffer Sunny d’un air un peu gêné.

« Ça commence bien ! ricana-t-il en se passant une main dans les cheveux. Ça va être comme ça tout du long, ou je dois m’attendre à d’autres genres de pièges ? »

Ce disant, ils avaient continué à avancer dans l’attraction, prenant un couloir qui simulait, avec des décors peints maladroitement, une forêt sombre et inquiétante. Une chouette mécanique surgit soudain d’un tronc, leur hululant sinistrement dessus, et Sunny sursauta encore une fois, s’agrippant au bras d’Iggy et lâchant un :

« Mais putain !! »

Il souffla un coup, et lâcha le bras d’Iggy.

« Non mais c’est fou ça, j’ai passé je sais pas combien de nuits dans la forêt avec bien pire et j’ai jamais sursauté comme ça, » ricana-t-il en secouant la tête, l’air cette fois plus amusé qu’embarrassé.

A force de toujours voir les mêmes décors, les mêmes créatures de cauchemars et d’utiliser toujours les mêmes mécaniques, on pourrait croire que les attractions de type maisons hantées et trains fantômes seraient totalement sans effet sur certains, mais Iggy n’avait jamais vu qui que ce soit ne pas au moins sursauter et revenir quelques pas en arrière, tout en hésitant à aller de l’avant. Elle faisait partie de ces gens-là. Oui, elle savait pertinemment ce qui l’attendait, elle pouvait même prédire à quel moment on lui sauterait dessus – pas toujours, mais la plupart du temps en tout cas – mais ça ne l’empêchait pourtant pas de bondir à chaque fois comme si on venait de lui renverser l’entièreté d’une carafe d’eau glacée dans le décolleté – et oui, si vous vous posez la question, elle savait exactement de quoi elle parlait.
« Ça ne joue pratiquement que sur l’effet de surprise et l’intimidation. Quand un type armé d’une tronçonneuse se met à te courser, crois-moi que tu décampes fissa, que tu l’aies vu venir ou non, que tu saches que sa tronçonneuse n’a pas de chaîne ou non. »
Cette fois, ils évoluaient dans une forêt sombre où hululaient des chouettes annonciatrices de malheur, à n’en pas douter. Du coin de l’œil, elle observait les réactions de Sunny à chacun de ces assauts et ne pouvait s’empêcher de pouffer aussi discrètement que possible. Pas pour se moquer, mais… Enfin si, un peu ; elle trouvait son embarras aussi drôle qu’adorable, mais elle n’aurait pas voulu qu’il soit plus à l’aise qu’il ne l’était déjà. Raison pour laquelle elle riait sous cape.
« Ah mais c’est normal, ça, même si tu avais fait la rencontre d’un puma, ça n’aurait pas été un puma fantôme comme cette chouette. Enfin quoique, je crois que tout est possible une fois qu’on a fait la rencontre de Coi Coi-Vilu. »
De chaque côté de l’allée principale qu’ils étaient en train de traverser, se dressaient des silhouettes encapuchonnées vêtues de salopettes. Le poussant doucement du coude pour attirer son attention, elle lui expliqua :
« Dans le tas, y en a forcément un ou deux qui est une vraie personne et qui attend le moment propice pour nous sauter dessus. Parfois, on arrive à les reconnaître à leurs chaussures. »
Mais c’était aussi prendre le risque de fixer le sol quand l’ennemi pouvait surgir de tous côtés.